Economie Sociale

Coopératives, Mutuelles, Associations, Fondations : Histoire, Statistiques, Gouvernance, Prospective...
Le Blog de l'Economie Sociale sans complexes !

28 avril 2006

Et maintenant camarades, boursicotons !

Nous venons d'apprendre la création d'un "Institut pour l'Éducation Financière du Public". Qu'est ce que ce nouveau "machin" qui apparemment ne dispose pas encore d'acronyme attitré ? Le service de communication de l'AMF (Autorité des Marchés Financiers) se fait un plaisir de nous dévoiler ses futures missions, dans un communiqué de presse daté du 27 Avril : des études confiées à la SOFRES ayant montré que les Français sont des ignares, puisqu'ils ne savent même pas comment fonctionnent les marchés financiers, il était urgent de créer cet Institut afin de leur apprendre à boursicoter.

En soi, c'est déjà assez renversant. Alors que toutes les banques suppriment des guichetiers par pleines charrettes pour multiplier à qui mieux mieux les postes de "conseillers financiers", alors qu'à chaque introduction elles inondent leurs clients d'annonces, de notices et de prospectus, alors que les kiosques regorgent de magazines financiers de tous niveaux, alors que les émissions spécialisées se succèdent sur toutes les radios et télévisions, alors qu'il y a presque autant de sites Internet de Bourse que de sites pornos, le public ne serait pas assez informé, et il faudrait enfin s'occuper de le renseigner ! Qu'est-ce donc que cette blague ?

Et pourquoi faudrait-il créer à cette fin un comité Théodule de plus ? La France ne croule-t-elle déjà bien trop sous le poids de ces organismes budgétivores qui n'ont d'autre fonction de que de distribuer prébendes et postes honorifiques ? Voilà que, d'indignation, je me mets à parler "ultralibéral". Jadis on disait "poujadiste".

Car en lisant plus attentivement le document, on comprend que ce bazar va être financé avec de l'argent public. Sans doute en avons-nous trop ; d'ailleurs, il suffit de faire un tour dans les écoles ou les hôpitaux pour en être convaincu. Alors, jetons-le par les fenêtres, je suis d'accord ; néanmoins je me permettrais deux objections. D'abord, j'aimerais que ce budget soit voté par le Parlement… et non bidouillé à la sauvette, hors LOLF, par des subventions indirectes et un prélèvement (c'est effarant !) sur les amendes prononcées à l'encontre des entreprises convaincues d'ententes. Ensuite, je trouve qu'il s'agit là d'une conception bien extensive, et pour le moins curieuse, de l'intérêt général. A ce compte-là, l'État devrait m'offrir des cours de poker et me former à la pratique assidue des jeux de casino. Le Ministère de l'Agriculture devrait établir des pronostics officiels pour le PMU, et envoyer des escouades de pédagogues hippiques spécialisés dans chaque bar, afin de s'assurer que nul ne remplit sa grille sans être pleinement initié aux subtilités du turf.

Et là où je trouve l'affaire encore plus saumâtre, c'est que le nouvel Institut se flatte d'être une… association. En voilà encore une qui fera un superbe modèle de vie associative, et dont l'appartenance à l'Économie Sociale ne suscitera pas un long débat. La liberté d'adhésion sera, à n'en pas douter, l'une de ses vertus cardinales.

Zélateurs impénitents de la Bourse et du risque, les administrateurs du nouvel Institut ne se seront pas beaucoup mouillés. Ils dépenseront de l'argent public et n'auront aucune responsabilité personnelle dans la gestion. Dame, c'est du non lucratif !

Tout me gène dans cette histoire, tout me paraît mesquin, pitoyable, indécent. Néanmoins je ne sais encore quelle contenance adopter. Faut-il s'en indigner ? ou passer son chemin avec détachement ? Attendons pour voir…

Car la farce ne s'arrête pas là. L'institut s'est en effet choisi un premier Président. Et ce n'est ni un banquier, ni un journaliste financier, ni un pantouflé du MEDEF. C'est un personnage politique, mais ce n'est ni Bernard Tapie, ni Nicolas Miguet, ni Christine Deviers-Joncour. Pourtant tous ceux-là avaient le bon profil. Non ; c'est l'ancien "économiste officiel" du PCF, Philippe Herzog, qui aura donc fait en quarante ans la traversée complète, depuis la planète Marx jusqu'à la station Bourse. Cette nomination en forme de mascarade a certainement un sens, mais lequel ?

Que vous avez de belles actions, Monsieur le Duc ! Des warrants bien marrants, et des produits dérivés bien dégivrés ! Vos actions me laissent sans réaction... Quoi, Herzog, désormais chantre de la boursicotaille ? Je l'imagine, avec le zèle tout neuf du catéchumène, mettre autant d'entrain à encenser le spéculateur qu'il en mettait jadis dans ses péroraisons thoréziennes !

Il y aura au moins une constante dans son attitude ; c'est l'hostilité à l'Économie Sociale. Les coopératives n'étaient hier que des machines patronales chargées d'endormir la conscience de classe des prolétaires, elles ne sont aujourd'hui que des accidents, des aberrations déviantes, dans un monde où la norme indépassable est la cotation en Bourse. Regardons pour s'en convaincre la composition consternante du conseil d'administration de l'Institut : des banquiers, des financiers, des associations d'actionnaires, des libéraux durs ; et la caution sociale, c'est-à-dire le Président, et un syndicat (un seul, vous saurez certainement lequel).

Mais on n'y trouve personne pour représenter la finance solidaire et alternative. Et personne pour suggérer que l'économie ne marche pas toujours qu'avec des actions et des actionnaires. Personne pour suggérer qu'il existe aussi des parts sociales et des certificats coopératifs d'investissement. Cet Institut prétendument chargé de la formation financière du public m'apparaît être avant tout un Institut de propagande… anti-coopérative !

Quand je pense que ce Président, et d'autres membres cooptés à ce Conseil, ont été maintes fois invités à intervenir dans des manifestations d'Économie Sociale ! Ils avaient une aura, une image, "sociales"… il était naturel de penser s'en faire des relais, des alliés. Illusion ! Le libéralisme est bien plus fort que nous. Il peut s'acheter qui il veut, rubis sur l'ongle. Il en a les moyens !

19 avril 2006

Vérité au delà des Pyrénées ?

L'Économie Sociale se dénomme ainsi, cocorico !, parce que ce nom lui a été attribué en France, par un intellectuel français. Cocorico !

C'était, dit-on, en 1975. Je n'en ai toujours pas retrouvé la source exacte, mais je ne désespère pas. Ce qui allait devenir le "CNLAMCA" et qui n'avait pas encore son "A" final, puisque les associations ne s'étaient pas encore jointes aux mutuelles et aux coopératives, se serait alors cherché un nom, et aurait demandé conseil à Henri Desroche. Celui-ci, qui était alors un des rares à connaître l'œuvre de Charles Gide, fit plusieurs propositions, en privilégiant celle d'Économie Sociale… qui allait, sinon faire fortune, du moins connaître un nouveau destin, après plusieurs décennies de sommeil.

C'est en France (cocorico…) que l'Économie Sociale allait être officiellement reconnue. C'est la France (cocorico…) qui allait faire entrer ce concept à Bruxelles ; certains se souviennent de la DG 23, et des "conférences européennes de l'Économie Sociale" dont la première se tint à Paris – et qui n'existent plus.

Et c'est en France, en deçà des Pyrénées, que d'aucuns conservent la certitude d'être restés les pionniers, les meilleurs, les seuls, les vrais, les inventeurs et les propriétaires de l'Économie Sociale. Alors qu'ailleurs, ce ne sont que des imitateurs, assurent nos impénitents franchouillards.

Franchissons donc les Pyrénées. Là bas, on n'a pas attendu pour publier, dès 2004, des Comptes de l'Économie Sociale… Et c'est là bas que Bruxelles est allée chercher des compétences pour rédiger un Manuel des comptes des Coopératives et Mutuelles, que José Luis Monzon nous présentera d'ici quelques mois.

Je me suis rendu à l'Université de Valence fin Janvier dernier, quelques semaines avant le colloque de l'ADDES, pour cadrer avec José Luis l'intervention qu'il y a brillamment faite. J'ai pu y mesurer ce que peut être un pays qui joue réellement la carte de l'Économie Sociale. Et où, certes, nombreux pensent que l'on ne fait pas encore assez… bon, qu'ils viennent donc prendre la mesure de notre misère !

La misère, comme la richesse, ne se jauge pas uniquement en termes de crédits disponibles. Ce n'est pas là l'essentiel. L'essentiel, c'est la reconnaissance, c'est la confiance. C'est d'être, soit considéré comme un acteur social majeur, soit remisé dans la caisse à hochets, parfois amusants à agiter, et parfois encombrants.

J'ai visité la bibliothèque de l'Institut Universitaire d'Économie Sociale et Coopérative (IUDESCOOP), j'ai vu ses deux étages de coursives, ses deux postes de documentaliste, son majestueux catalogue. Elle est principalement tournée vers l'Espagne et le monde latino-américain, mais on y trouve aussi des gisements inépuisables de savoir en anglais et en français. Je reçois régulièrement les mises à jour du catalogue : un pavé impressionnant à chaque livraison.

Et comment fonctionne tout cela ? Presque uniquement par du financement public, car le mouvement coopératif est là bas utilisateur, mais non contributaire.

Cela peut surprendre ; en tous cas on voit mal que ce puisse être un exemple pour nous, avec nos budgets publics sans cesse plus serrés, avec notre tropisme de nouveaux convertis pour le financement privé. Pour comprendre ce paradoxe il faut se référer à l'article 129.2 de la constitution du royaume espagnol. Celui-ci stipule que "les Pouvoirs Publics doivent appuyer l'accès des travailleurs à la propriété des moyens de production et doivent favoriser les coopératives".

Quand je lis cela, ce sont toutes mes lumières intérieures, cierges, chandelles et projecteurs, qui s'illuminent de concert. Tant de belles choses en si peu de mots ! C'est le fil d'Ariane, qu'il me semble avoir toujours voulu tendre, entre la veille question du salariat et de la propriété, et l'entreprise coopérative. C'est ce qu'en France nous n'avons jamais voulu voir. Nous avons toujours, sciemment ou non, enfermé l'Économie Sociale dans le paradigme de l'association subventionnée chargée de relayer et d'appliquer les politiques publiques. Nous n'avons jamais – je dis nous, c'est à dire les autorités de notre pays – envisagé que la Coopérative puisse être autre chose qu'un hochet.

Depuis le début des années 80, le Ministère du Travail espagnol appuie le développement des coopératives, et de ces êtres bizarres que sont là bas les "coopératives de travail", structures à cheval entre autogestion et insertion, qui ont le mauvais goût, pour nos esprits jacobins, d'être autonomes et rentables. Ni ateliers protégés, ni ateliers nationaux, est-ce possible ?

Progressivement, ces soutiens publics ont été régionalisés. La Catalogne est en pointe : sa constitution renchérit sur l'article 129.2 en précisant : "Les Pouvoirs Publics doivent promouvoir les coopératives, les entreprises d'insertion, les "sociétés de travailleurs" et plus généralement l'Économie Sociale". Quel feu d'artifice !

Si l'essentiel des moyens est consacré au soutien du développement des entreprises et à la création d'emplois, il y a toujours une petite ligne pour les études, les publications et les bibliothèques.

Ce qui est frappant, c'est que l'Économie Sociale espagnole est d'abord une Économie Sociale marchande, faite d'entreprises et non d'associations. Presque tout le monde semble partager cette conception : l'humanitaire, le caritatif, le non marchand subventionné, les mouvements militants ne se reconnaissent pas dans l'Économie Sociale, alors qu'en France ils y font la loi.

Et cependant, en France, nous avons des mastodontes coopératifs, dans la Banque, dans l'Assurance, dans la Mutualité, dans l'agriculture. Rien de tel en Espagne : les banques coopératives n'ont qu'une part de marché de 10%, et le navire amiral coopératif Mondragon circonscrit sa générosité au Pays Basque.

Nos Économies Sociales sont si différentes que seuls de bons Comptes Satellites pourront en rendre toutes les nuances, les contrastes et les antinomies. Celui de l'Espagne existe déjà. Il fait état de bilans impressionnants en termes de création d'activités et d'emplois. Le nôtre se fera-t-il encore attendre longtemps ?

Mais aujourd'hui, j'ai quelque peu mal à mon chauvinisme, car je suis bien obligé de penser tout haut : Vérité au delà des Pyrénées, Erreur en deçà !

10 avril 2006

Coopérative, Gouvernance et Démocratie

Une très utile brochure de 50 pages, fort bien faite, vient à point nommé combler une lacune de l'information du grand public sur la "gouvernance" des coopératives et des mutuelles. Publiée sous la direction d'Étienne Pfimlin, l'omniprésent et dynamique Président de la Confédération Nationale du Crédit Mutuel, elle décrit de façon vivante et concrète le fonctionnement des grandes et moins grandes entreprises marchandes de l'Économie Sociale, présente leurs caractères spécifiques, notamment le rôle du sociétariat et celui des administrateurs élus.

Ce n'est ni un traité de droit, ni un manuel de gestion ; elle n'est pas faite pour le spécialiste (qui cependant y trouvera certainement de quoi enrichir sa réflexion), mais pour le lecteur éclairé ordinaire qui, gavé de messages à sens unique sur les recommandations de "bonne gouvernance" destinées aux groupes cotés en Bourse, en vient naturellement à leur prêter une portée universelle.

A n'en pas douter, ce lecteur-là, s'il prend connaissance sans parti pris des nombreux exemples présentés dans la brochure, ne manquera pas d'être frappé par la diversité, la richesse et l'efficacité des solutions mises en œuvre par l'Économie Sociale ; et ceci devrait en bonne logique le conduire à ramener la question de la gouvernance des sociétés cotées à ce qu'elle est : un problème parmi d'autres, et non pas LE problème de notre temps.

En particulier, il comprendra pourquoi la question majeure de la désignation d'administrateurs "indépendants", qui tient tant de place dans les rapports Viénot et Bouton, ne concerne en rien les entreprises de l'Économie Sociale, et ne doit donc pas leur être posée comme un préalable.
Tout en plaidant vigoureusement la cause de l'Économie Sociale, les auteurs font preuve de modestie et d'objectivité, mettant l'accent sur les efforts qui restent à faire pour développer et animer le sociétariat, former les administrateurs et assurer la transparence. Souhaitons donc que cette brochure connaisse la diffusion qu'elle mérite, en particulier qu'elle soit disponible ailleurs que dans les fédérations du Crédit Mutuel.

Il y a peu de faiblesses ou de maladresses à relever. J'en identifierais cependant trois. La première, vénielle mais agaçante dans la mesure où elle prête le flanc à la critique sans rien apporter de convaincant, est l'addition naïve et brutale du nombre de sociétaires en France, ce qui conduit à un chiffre équivalent à la population française totale ; cela n'a aucun sens. La seconde est de laisser entendre qu'il y a une unité de problématique du sociétariat entre les différentes formes de coopératives et de mutuelles, alors que la gouvernance des SCOP n'a rien à voir avec celle des grandes mutuelles, ni celle des grandes coopératives de crédit avec celle des coopératives d'entreprise.

La troisième remarque, plus subjective, a trait à l'emploi immodéré et systématique du mot "démocratie". Coopératives et mutuelles se caractériseraient-elles par leur gestion "démocratique" ?

Pourquoi s'en formaliser ? Le principe "une personne, une voix" n'est-il pas justement la quintessence de la démocratie, son expression la plus naturelle ?

C'est ce qu'on affirme généralement. Mais je ne le vois pas du tout ainsi.
D'une part, parce que le sens originel du mot "démocratie" renvoie au gouvernement de la Cité, non à celui d'une société librement constituée par affinité, encore moins à celui d'une entreprise. "Pouvoir du peuple" ? Mais les sociétaires ne sont pas un peuple, ne sont pas LE peuple, non plus que les salariés d'ailleurs. Ils constituent plutôt une élite cooptée, qui s'est donnée des règles collectives de fonctionnement, où le vote "une personne, une voix" occupe une place centrale ; mais je répugne à appeler cela de la démocratie.

Car d'autre part, dans le vocabulaire courant, le mot "démocratie" est devenu émoussé, transparent à force d'être universel. Il ratisse trop large, il ne distingue pas, ne qualifie pas, ne valorise pas. S'en réclamer, c'est s'identifier à un concept pauvre en sens, qui appartient à tous et donc à personne. "Démocratie" ne fait qu'évoquer vaguement un espace "où l'on peut librement exprimer son avis, où tout le monde a autant de droits, où personne ne peut imposer de règle arbitraire, humiliante ou attentatoire à la liberté d'autrui".

C'est surtout le contraire qui est porteur de sens commun, mais il s'agit alors d'écoute ou de participation, et non de loi du suffrage ; quand on se plaint que quelque chose "n'est pas démocratique", cela veut dire "on ne m'a pas donné la parole, des gens d'en haut ont décidé sans m'écouter". Voilà un grief bien commode, que l'on formule à chaque fois que son avis n'a pas été suivi !

Poussons plus loin l'analyse. Disserter sur la démocratie, son histoire, ses vertus et ses dérives, est un pont aux ânes de la science politique, qui se ramène toujours à quelques archétypes : Périclès, Rousseau, Tocqueville et Churchill. Regardons donc si cela concerne un tant soit peu l'Économie Sociale…

Périclès, le fondateur de la démocratie, vivait il y a vingt-cinq siècles. Constamment réélu à la tête de l'État, il personnifie la splendeur et l'apogée athéniennes ; et sans doute celles-ci n'auraient pas été possibles sans le régime politique qu'il institua très pragmatiquement. Il fallait en effet nourrir d'hommes, de talents et d'initiatives la prospérité et la croissance d'une ville dont le développement maritime et commercial s'était accéléré, et pour cela il fallait ouvrir grandes les portes de la citoyenneté, que le parti oligarchique voulait au contraire maintenir fermées afin de préserver ses privilèges.

Mais les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, et l'apogée ne dure jamais très longtemps. Il y eut exactement le même laps de temps entre Périclès et Alexandre qu'entre Louis XIV et Napoléon. Entre temps vécurent là bas Platon et Aristote, ici Montesquieu et Voltaire. La comparaison s'arrête là. Mais ce bref épisode de la démocratie athénienne trouve quelques échos plus contemporains dans la montée en puissance de l'hégémonie américaine. Il y a là de quoi méditer, mais rien qui nous rapproche des paradigmes de l'Économie Sociale.

Quant à Rousseau, théoricien et prophète de la démocratie moderne, en quoi sa théorie de la volonté générale, en quoi son Contrat Social préfigureraient-ils la Coopération, fille de la misère et de la nécessité, fruit de la volonté de survie collective de groupements fondés sur des intérêts objectifs communs ? C'est plutôt d'une antinomie totale qu'il s'agit. Rousseau a été l'inspirateur direct des fameuses lois d'Allarde et Le Chapelier qui tuèrent les libertés locales et professionnelles ; et au delà de ses enfants spirituels immédiats que furent Saint Just et Dame Guillotine, il a légitimé l'État comme seul garant de l'intérêt général et durablement jeté la suspicion sur les "corps intermédiaires".

Or l'Économie Sociale est l'héritière en ligne droite des corps intermédiaires, des libertés protectrices et autres franchises. Elle n'a pas d'autre raison d'être que d'affirmer que là où il y a des intérêts communs, il y a légitimité à s'organiser en sociétés autonomes, en unions de sociétaires solidaires. La démocratie selon Rousseau représente pour l'Économie Sociale le pire des prédateurs, la pire des menaces.

Sur Tocqueville, mon jugement sera plus nuancé. Si son livre sur la démocratie en Amérique est abondamment cité, c'est sans doute que les penseurs libéraux d'aujourd'hui éprouvent le besoin de mettre en avant de grands ancêtres de langue française, et Tocqueville y siège en bonne place, entre Benjamin Constant et Frédéric Bastiat. Les références à l'association y sont nombreuses, qu'il s'agisse des pionniers du Mayflower, dont la symbolique n'est pas sans faire penser à celle de Rochdale, ou des communautés protestantes américaines, dont le foisonnement et la liberté d'établissement provoquent chez le lecteur français de vives réactions allant de la stupeur à l'admiration pour tant de pluralisme et de tolérance. Des Considérant et autres Cabet y succombèrent, eux qui gagnèrent le Nouveau Monde pour y voir leurs rêves se transformer en sombres cauchemars.

Mais là aussi, il s'avère vite que démocratie et Économie Sociale ne font pas très bon ménage. Tocqueville peut certes nous inspirer un plaidoyer argumenté pour l'Association, en revanche l'affaire est plus délicate pour les coopératives et mutuelles. Celles qui se sont développées en France se sont inspirées de tous les courants de pensée, sauf des jacobins et, justement, des libéraux. On peut même avancer qu'au 19ème siècle, plus on était opposé au libéralisme, et plus on avait de connexions avec des coopératives ou des mutuelles (socialistes libertaires d'un côté, catholiques légitimistes de l'autre). Décidément non, cette démocratie libérale, malgré son attachement à la diversité et à l'initiative, n'est pas non plus un biotope favorable à l'Économie Sociale.

Reste Churchill. Celui-ci nous aura laissé cette célèbre formule : "la démocratie est le pire des régimes, à l'exception de tous les autres" qui est unanimement et partout admise aujourd'hui : la démocratie va de soi, c'est la seule solution acceptable, c'est la norme. La norme du bien pensant, du bien pensé.

Tant qu'il s'agit de lutter contre les dictatures, on s'y rangera bien volontiers. Mais l'unicité dans la norme, l'obligation morale de s'y conformer sous peine de scandale ou de déviance devient vite perverse et dangereuse dès lors qu'on s'écarte de la dénonciation des régimes totalitaires. Car la démocratie à l'occidentale comme seul horizon indépassable et universel a son pendant mental dans tous les domaines, culturel, linguistique comme économique.

Et le pendant de la démocratie universaliste dans le monde de l'entreprise, c'est la bonne gouvernance des sociétés capitalistes cotées. C'est la norme "une action, une voix" présentée comme vérité absolue. A cette aune, l'Économie Sociale peut tout juste être tolérée, dans des niches préservées, mais pas davantage. Elle est fondamentalement déviante, condamnée à rejoindre la norme ou à disparaître.

Ai-je trop forcé le trait ? J'attends tranquillement les contradicteurs ! Il me semble que, par quelque bout que l'on cherche à expliciter le terme général et polysémique de "démocratie", on tombe sur un os. Je préfère donc ne pas l'utiliser.

Car les mots adéquats, nous les avons ! Ce sont tout simplement "coopérative" et "mutuelle". Ce sont ces mots, et les réalités qu'ils recouvrent, que nous devons imposer, sans les travestir ni les affaiblir par des qualificatifs inutiles.