De la vitalité associative
Ces dernières années, l'emploi salarié dans les ISBL (Institutions Sans But Lucratif) a connu une forte progression, étayant en cela l'idée communément admise que le secteur associatif est en plein essor et que son dynamisme répond à un besoin profond de notre société. On vante ses capacités d'innovation et on chante les louanges du bénévolat qu'il saurait, mieux que tout autre, mobiliser.
Pourquoi pas ? Si cela était prouvé, nous ne pourrions que nous en réjouir. Mais bien des observations viennent nuancer, voire contredire ce jugement optimiste.
L'emploi tout d'abord : dans les associations, il est souvent à temps partiel, et mal rémunéré. S'il progresse, c'est pour une large part grâce à l'appoint des activités d'insertion, lesquelles ne font que répondre au développement de la précarité et de l'exclusion, choses dont on ne saurait se réjouir. Par ailleurs, toutes les politiques d'emploi aidé viennent automatiquement gonfler les chiffres du salariat associatif, pour une part importante dans des structures dont c'est la fonction principale, et qui ne relèvent donc pas, stricto sensu, de la libre volonté de s'associer.
En fait, dynamique endogène des associations et traitement social, sur financements publics, de la pauvreté ou du handicap sont souvent difficiles à distinguer et parfois étroitement imbriqués au sein des mêmes organisations. Mais, quoiqu'il en soit, l'emploi salarié à lui tout seul ne saurait être un critère cardinal de la vitalité associative.
Quant au bénévolat, objet de tant de sollicitude dans les "discours d'en haut", on a plutôt coutume, dans les "associations d'en bas", de se plaindre amèrement de sa raréfaction. En l'absence de statistiques fiables, qui a raison, qui a tort ?
A consulter les sites spécialisés dans le "recrutement" de bénévoles, à suivre de loin en loin la communication des grandes structures caritatives ou de secours d'urgence, on est tenté de penser que l'engagement bénévole a été largement favorisé, ces dernières années, par les 35 heures et leurs RTT ainsi que par le "désir de s'occuper en restant utiles à la société" de cohortes de jeunes retraités ou préretraités actifs et disponibles. Une partie du temps "gagné" sur le travail rémunéré serait ainsi "récupérée" par le travail gratuit.
Mais il s'agit là souvent d'un bénévolat très codifié, très encadré. Ne vient-on pas nous dire que, pour les jeunes du moins, il pourra donner lieu à "validation d'expérience" ? Au sein des mêmes employeurs coexistent donc, dans des fonctions "professionnelles", des salariés et des bénévoles. Les abus ne sont pas loin. On pense à ces stages en entreprise "non rémunérés, mais ça vous fera un CV" ; ou bien au "acceptez de travailler pour rien, comme ça, dès qu'un poste se dégagera, vous aurez plus de chances de l'avoir". On a du mal à approuver ces pratiques…
D'ailleurs les mots ont-ils encore un sens ? Récemment j'entendais un responsable politique de premier plan prendre la défense du "service civil obligatoire" qui donnera ainsi "aux jeunes l'occasion de faire du bénévolat humanitaire". Quand le bénévolat se conjugue avec l'obligatoire, on est au-delà du lapsus.
Aux temps révolus où Olympisme rimait avec Amateurisme, il était fréquent de distribuer aux joueurs, même dans les clubs les plus modestes, des enveloppes de fin de match, et aux entraîneurs des rémunérations occultes. C'était interdit, on le faisait donc avec discrétion, voire avec honte. Quelques clubs portaient fièrement le flambeau de l'amateurisme intégral, notamment en milieu universitaire. Mais chacun était bénévole, vrai ou marron, et cela faisait beaucoup de monde.
Lorsque le Comité International Olympique abjura ses principes et se transforma en organisateur de foires commerciales, l'amateurisme était condamné, et avec lui le bénévolat sportif, des joueurs comme de l'encadrement. Cela se fit progressivement, en deux étapes ; d'abord les dessous de table devinrent chose publique, et leur distribution s'en trouva déculpabilisée. Ensuite, sous la pression de l'URSSAF, du fisc et des fédérations, ils se transformèrent en salaires ordinaires.
Parallèlement, les "UER STAPS" jetèrent sur le marché des cohortes toujours plus nombreuses d'animateurs sportifs diplômés, et des normes toujours plus sévères imposèrent à la moindre activité de plein air la présence d'un moniteur doté de son BAFA. Moyennant quoi, plus le sport, privé comme associatif, gagnait de salariés, pus il perdait de bénévoles.
La même remarque vaut pour l'écoute des publics en difficulté, pour le soutien scolaire… Plus l'argent public est largement distribué, plus il devient incongru de travailler pour rien. L'enfer est pavé de bonnes intentions.
Peut-être faut-il, pour juger de la "vitalité associative" en soi, limiter l'analyse aux ISBL non marchandes et non "professionnalisées", qui ne reçoivent pas de subventions et qui ne peuvent être perçues comme des instruments des politiques publiques, sociales, culturelles, de formation ou d'insertion.
Elles sont nombreuses en ce cas ! Plusieurs centaines de milliers. Mais, par rapport aux poids lourds que sont les gros employeurs associatifs, elles ne pèsent guère. On parle souvent en leur nom, mais quand va-t-on les chercher, où va-t-on les écouter ? Leurs modes de fonctionnement, de recrutement, de renouvellement, ne sont-ils pas occultés, la conscience tranquille, par ceux de structures plus institutionnelles, qui disposent de salariés, de budgets, de relais pour porter leurs revendications ?
Il me semble que, dans la société qui est la nôtre, les humbles et les sans grade parmi les associations ne sont pas à la fête, et qu'on ne peut vraiment pas parler à leur propos de vitalité, ni d'essor, ni de "phénomène sociétal". Il me semble au contraire qu'elles ont du mal à survivre, et qu'elles drainent beaucoup moins d'adhérents, beaucoup moins de bonnes volontés disponibles, beaucoup moins de sympathisants occasionnels qu'il y a, disons, trente ans.
J'en prendrai un exemple, dont on pourra toujours objecter qu'il ne représente que lui-même : celui de la Jeune Chambre Économique. Je crois pour ma part que c'est un très bon exemple, et que quantités d'associations, purement locales ou fédérées, ont connu un parcours assez semblable.
Le mouvement Jeune Chambre n'étant vraiment connu que de celles et ceux qui y ont milité, je crois utile de commencer par le présenter.
Il est né aux Etats-Unis en 1915. Son objet, énoncé dès l'origine, n'a jamais varié : regrouper de jeunes adultes volontaires autour des valeurs de l'engagement civique, de la formation aux responsabilités, de l'entraide et de la générosité. Pour faire court, considérant la tranche d'âge des 25 à 40 ans : du scoutisme après le scoutisme, du Rotary avant le Rotary.
La Jeune Chambre a été importée en France en 1954 par Yvon Chotard, un jeune éditeur, par ailleurs militant actif dans le patronat chrétien, qui allait connaître la notoriété en tant que porte parole du CNPF dans les négociations sociales des années 70. Très vite, le mouvement s'étend et se différencie du Centre des Jeunes Patrons en s'ouvrant aux salariés et aux professions libérales.
Né dans un climat de messianisme typiquement américain, le mouvement Jeune Chambre en a conservé des traits marquants. Je me souviens de son "Credo" qui, dans le contexte laïc français, avait quelque difficulté à passer.
On ne le récitait donc que très rarement. Certains extraits donnaient lieu à de vives polémiques :
- Je crois que seule la foi en Dieu donne à la vie son véritable sens…
- Je crois que la liberté des hommes transcende la souveraineté des Nations…
- Je crois que la libre entreprise est la mieux à même d'assurer la justice sociale…
Les éditions en français comportaient quelques commentaires embarrassés :
- par "Dieu", il faut entendre "la primauté de l'esprit et de la raison"…
- par "libre entreprise" il faut entendre "volonté d'entreprendre" ou "esprit d'initiative", sachant que l'anglais sait faire la différence entre "enterprise" et "business"…
Que de louables pudeurs ! Il fallait que tous les membres se sentent à l'aise, que nul ne se croie piégé, endoctriné. Les congrès internationaux de la Jeune Chambre nous amenaient à relativiser ces complexes idéologiques franco-français. Ailleurs, et pas seulement chez les anglo-saxons, le Credo était assumé sans états d'âme, chacun y puisant pragmatiquement ce qu'il y voyait d'utile.
L'organisation du mouvement, très décentralisée, repose sur la cellule de base, le "Jeune Chambre Locale" ou "OLM". Chaque OLM en France est une 1901, et le respect des statuts y est érigé au rang de rituel fondateur. Je n'ai jamais rencontré ailleurs un tel souci de vivre pleinement les principes associatifs.
Le nouveau membre, parrainé par au moins un ancien et ayant subi une période probatoire, est intronisé après avoir été dûment formé au fonctionnement de l'OLM, où la "procédure parlementaire" occupe la première place. On y cultive à l'extrême l'écoute de l'autre, l'exercice des responsabilités électives, et surtout le respect des décisions prises en commun. Encore une fois, je n'ai vu pratiquer nulle part une aussi forte volonté de faire prévaloir en toute circonstance l'éthique associative.
J'avais 27 ans lors de mon entrée à la Jeune Chambre. Installé depuis peu dans une ville moyenne de province où je ne connaissais personne, ce fut pour moi un moyen irremplaçable de m'y intégrer. En peu de temps, je pus me constituer un cercle de nombreux amis de toutes professions, et surtout, avec ceux des autres membres qui comme moi venaient d'ailleurs, parvenir à percer les codes secrets de la vie locale, à comprendre et assimiler les multiples facettes d'une histoire, d'une société et d'une identité parfaitement hermétiques à l'étranger de passage.
L'adhésion à la Jeune Chambre était très exigeante, très chronophage. Mais pour peu que l'on soit disposé à ce genre de contrainte, on en recevait beaucoup plus que ce qu'on y donnait. L'ambiance, toujours chaleureuse et festive, n'empêchait pas que chacun soit constamment rappelé à ses engagements. Et cela n'occultait ni le choc des ambitions ni la diversité des aspirations. C'est ainsi que la Jeune Chambre fut une école, une antichambre, un creuset pour tant et tant de jeunes responsables qui poursuivirent leur engagement dans les chambres consulaires, dans les conseils municipaux, dans les organismes paritaires, dans les conseils d'administration des hôpitaux ou des offices d'HLM…
Ce qui m'a laissé le souvenir le plus marquant, c'est la priorité donnée à la rotation des responsabilités, au renouvellement des membres, au recrutement et à la formation. Nul ne devait pouvoir s'encroûter, jouir de situations acquises. Le mandat du Président n'était que d'un an, renouvelable une seule fois. L'élection annuelle était un moment fort, où chacun se surpassait dans son art de séduire et de communiquer. Et à l'âge de 40 ans, la sortie était automatique ; tout au plus les plus titrés avaient-ils droit au titre de "sénateur". L'ancien Président n'était plus que "past president", avec simple voix délibérative, ou alors, s'il se sentait les ailes assez larges, il pouvait repartir pour une nouvelle aventure électorale, au niveau national cette fois, voire international.
Cette mobilité forcée ne nuisait pas à l'efficacité. Notre OLM pouvait présenter chaque année un bilan d'activités publiques impressionnant. Les grandes réunions nationales, trois chaque année, auxquelles s'ajoutaient parfois des rendez-vous internationaux, lorsque la proximité géographique le permettait, étaient autant de rencontres magistralement organisées où se croisaient des centaines de porteurs de projets. Et tout cela ne reposait que sur le libre engagement des membres de base : j'y ai appris l'association, bien avant que d'autres ne m'en parlent après avoir cru la découvrir par l'étude ou par la statistique.
J'en aurais vu et entendu depuis, des théoriciens de l'association qui se seraient montrés moins présomptueux et péremptoires s'ils étaient passés par l'humble mais passionnant apprentissage d'une Jeune Chambre !
Mon retour sur Paris me conduisit à m'éloigner de mon OLM avant d'y avoir gravi tous les échelons de la carrière, puis, après quelques services rendus au niveau national, mon départ pour l'Afrique me coupa définitivement du mouvement bien avant d'avoir atteint le couperet des 40 ans. J'ai parfois regretté de n'avoir pas repris le collier là bas, mais ce qui est fait est fait… et j'ai toujours, depuis, conservé un souvenir ému de mon passage, bien qu'interrompu, par la Jeune Chambre.
Celle-ci existe toujours. Il me semble que, vu ce qu'elle m'a apporté, elle devrait s'être développée, ramifiée, avoir fait école ; il me semble que les besoins auxquels elle répondait, non seulement existent toujours, mais se sont accrus ; il me semble que, par les valeurs et les pratiques dont elle était la gardienne et l'exemplarité, elle devrait aujourd'hui figurer à une place éminente dans le "mouvement associatif".
Eh bien non. Elle existe toujours, mais elle vivote. J'ai connu mon OLM à plus de 60 membres ; ils sont aujourd'hui 25, postulants compris. Il y avait 7000 membres en France, ils sont à peine le tiers aujourd'hui. Les meilleurs aspiraient à entrer à la Jeune Chambre ; ils étaient demandeurs ; aujourd'hui elle peine à se faire connaître et à recruter. Nous vivions de nos seules cotisations ; aujourd'hui la Jeune Chambre fait comme tout le monde, elle sollicite quelques maigres subventions.
Pourquoi cela ? Aurait-elle failli ? Fait bon marché de son originalité, de son authenticité ? Aurait-elle sombré dans le népotisme, la routine, la confiscation des pouvoirs par une nomenklatura auto-proclamée ?
Point du tout. Au contraire, c'est parce qu'elle a voulu conserver intactes ses exigences éthiques qu'elle s'est progressivement trouvée en décalage avec une société de plus en plus gagnée à l'individualisme et à l'assistanat.
Les 35 heures ? Oui, m'explique-t-on, les jeunes cadres en profitent désormais, mais ce n'est pas pour se consacrer à des activités collectives et altruistes. Ils préfèrent leurs loisirs, leurs vacances, leur télévision. Quant aux jeunes chefs d'entreprise, ils font plus souvent 70 heures que 35 et leur situation est tellement fragile qu'ils ne peuvent penser à autre chose qu'à leur travail. Et la mobilité géographique ? Oui, elle est de plus en plus fréquente, mais ceux qui arrivent dans une ville inconnue ne cherchent nullement à s'y intégrer.
Et le civisme, sous toutes ses formes, la ville, l'éducation, le cadre de vie ? Bien sur, on en parle de plus en plus. Mais tout cela est désormais pris en charge, soit par des organisations partisanes, soit par des structures subventionnées devenues para-officielles. Il n'y a plus guère de place pour l'initiative désintéressée…
Constats bien amers que tout cela. Quel crédit faut-il y accorder ? J'ai tendance à couper la poire en deux, tant il me revient que les mêmes remarques désabusées, aux 35 heures près qui n'existaient pas à l'époque, étaient souvent émises même au moment de l'âge d'or des Jeunes Chambres. Car c'est toujours après coup que l'on caractérise l'âge d'or ! Quand on y est, on ne manque pas une occasion de stigmatiser les difficultés qu'on rencontre. Il y avait et il y aura toujours un "avant" qui était "mieux"…
L'égoïsme, le manque de disponibilité ou de sociabilité des gens ont de tous temps été invoqués pour justifier des difficultés de la vie associative ou syndicale ; ce n'est pas nouveau. Cependant je pense qu'effectivement ces obstacles sont plus forts aujourd'hui qu'hier, entre autres parce qu'une trop grande part de l'activité qui à mon sens devrait être laissée à l'initiative d'associations libres est désormais prise en charge par des salariés et par des fonds publics.
Quand on me parle éthique associative, vitalité associative, je pense spontanément à la Jeune Chambre. Et je me dis que dans notre monde, l'association se porte assez médiocrement, contrairement à tous les discours triomphalistes que j'entends. Et je pense que plus il y aura de pression des associations institutionnelles pour que le bénévolat soit reconnu, plus il y aura de Ministres pour y prêter une oreille attentive, et plus les véritables associations se porteront mal, et moins elles auront d'espace pour respirer et s'exprimer.
La liberté qui s'enchaîne, se dirige et s'instrumente cesse vite d'être une liberté !
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