Coopérative, Gouvernance et Démocratie
Une très utile brochure de 50 pages, fort bien faite, vient à point nommé combler une lacune de l'information du grand public sur la "gouvernance" des coopératives et des mutuelles. Publiée sous la direction d'Étienne Pfimlin, l'omniprésent et dynamique Président de la Confédération Nationale du Crédit Mutuel, elle décrit de façon vivante et concrète le fonctionnement des grandes et moins grandes entreprises marchandes de l'Économie Sociale, présente leurs caractères spécifiques, notamment le rôle du sociétariat et celui des administrateurs élus.
Ce n'est ni un traité de droit, ni un manuel de gestion ; elle n'est pas faite pour le spécialiste (qui cependant y trouvera certainement de quoi enrichir sa réflexion), mais pour le lecteur éclairé ordinaire qui, gavé de messages à sens unique sur les recommandations de "bonne gouvernance" destinées aux groupes cotés en Bourse, en vient naturellement à leur prêter une portée universelle.
A n'en pas douter, ce lecteur-là, s'il prend connaissance sans parti pris des nombreux exemples présentés dans la brochure, ne manquera pas d'être frappé par la diversité, la richesse et l'efficacité des solutions mises en œuvre par l'Économie Sociale ; et ceci devrait en bonne logique le conduire à ramener la question de la gouvernance des sociétés cotées à ce qu'elle est : un problème parmi d'autres, et non pas LE problème de notre temps.
En particulier, il comprendra pourquoi la question majeure de la désignation d'administrateurs "indépendants", qui tient tant de place dans les rapports Viénot et Bouton, ne concerne en rien les entreprises de l'Économie Sociale, et ne doit donc pas leur être posée comme un préalable.
Tout en plaidant vigoureusement la cause de l'Économie Sociale, les auteurs font preuve de modestie et d'objectivité, mettant l'accent sur les efforts qui restent à faire pour développer et animer le sociétariat, former les administrateurs et assurer la transparence. Souhaitons donc que cette brochure connaisse la diffusion qu'elle mérite, en particulier qu'elle soit disponible ailleurs que dans les fédérations du Crédit Mutuel.
Il y a peu de faiblesses ou de maladresses à relever. J'en identifierais cependant trois. La première, vénielle mais agaçante dans la mesure où elle prête le flanc à la critique sans rien apporter de convaincant, est l'addition naïve et brutale du nombre de sociétaires en France, ce qui conduit à un chiffre équivalent à la population française totale ; cela n'a aucun sens. La seconde est de laisser entendre qu'il y a une unité de problématique du sociétariat entre les différentes formes de coopératives et de mutuelles, alors que la gouvernance des SCOP n'a rien à voir avec celle des grandes mutuelles, ni celle des grandes coopératives de crédit avec celle des coopératives d'entreprise.
La troisième remarque, plus subjective, a trait à l'emploi immodéré et systématique du mot "démocratie". Coopératives et mutuelles se caractériseraient-elles par leur gestion "démocratique" ?
Pourquoi s'en formaliser ? Le principe "une personne, une voix" n'est-il pas justement la quintessence de la démocratie, son expression la plus naturelle ?
C'est ce qu'on affirme généralement. Mais je ne le vois pas du tout ainsi.
D'une part, parce que le sens originel du mot "démocratie" renvoie au gouvernement de la Cité, non à celui d'une société librement constituée par affinité, encore moins à celui d'une entreprise. "Pouvoir du peuple" ? Mais les sociétaires ne sont pas un peuple, ne sont pas LE peuple, non plus que les salariés d'ailleurs. Ils constituent plutôt une élite cooptée, qui s'est donnée des règles collectives de fonctionnement, où le vote "une personne, une voix" occupe une place centrale ; mais je répugne à appeler cela de la démocratie.
Car d'autre part, dans le vocabulaire courant, le mot "démocratie" est devenu émoussé, transparent à force d'être universel. Il ratisse trop large, il ne distingue pas, ne qualifie pas, ne valorise pas. S'en réclamer, c'est s'identifier à un concept pauvre en sens, qui appartient à tous et donc à personne. "Démocratie" ne fait qu'évoquer vaguement un espace "où l'on peut librement exprimer son avis, où tout le monde a autant de droits, où personne ne peut imposer de règle arbitraire, humiliante ou attentatoire à la liberté d'autrui".
C'est surtout le contraire qui est porteur de sens commun, mais il s'agit alors d'écoute ou de participation, et non de loi du suffrage ; quand on se plaint que quelque chose "n'est pas démocratique", cela veut dire "on ne m'a pas donné la parole, des gens d'en haut ont décidé sans m'écouter". Voilà un grief bien commode, que l'on formule à chaque fois que son avis n'a pas été suivi !
Poussons plus loin l'analyse. Disserter sur la démocratie, son histoire, ses vertus et ses dérives, est un pont aux ânes de la science politique, qui se ramène toujours à quelques archétypes : Périclès, Rousseau, Tocqueville et Churchill. Regardons donc si cela concerne un tant soit peu l'Économie Sociale…
Périclès, le fondateur de la démocratie, vivait il y a vingt-cinq siècles. Constamment réélu à la tête de l'État, il personnifie la splendeur et l'apogée athéniennes ; et sans doute celles-ci n'auraient pas été possibles sans le régime politique qu'il institua très pragmatiquement. Il fallait en effet nourrir d'hommes, de talents et d'initiatives la prospérité et la croissance d'une ville dont le développement maritime et commercial s'était accéléré, et pour cela il fallait ouvrir grandes les portes de la citoyenneté, que le parti oligarchique voulait au contraire maintenir fermées afin de préserver ses privilèges.
Mais les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, et l'apogée ne dure jamais très longtemps. Il y eut exactement le même laps de temps entre Périclès et Alexandre qu'entre Louis XIV et Napoléon. Entre temps vécurent là bas Platon et Aristote, ici Montesquieu et Voltaire. La comparaison s'arrête là. Mais ce bref épisode de la démocratie athénienne trouve quelques échos plus contemporains dans la montée en puissance de l'hégémonie américaine. Il y a là de quoi méditer, mais rien qui nous rapproche des paradigmes de l'Économie Sociale.
Quant à Rousseau, théoricien et prophète de la démocratie moderne, en quoi sa théorie de la volonté générale, en quoi son Contrat Social préfigureraient-ils la Coopération, fille de la misère et de la nécessité, fruit de la volonté de survie collective de groupements fondés sur des intérêts objectifs communs ? C'est plutôt d'une antinomie totale qu'il s'agit. Rousseau a été l'inspirateur direct des fameuses lois d'Allarde et Le Chapelier qui tuèrent les libertés locales et professionnelles ; et au delà de ses enfants spirituels immédiats que furent Saint Just et Dame Guillotine, il a légitimé l'État comme seul garant de l'intérêt général et durablement jeté la suspicion sur les "corps intermédiaires".
Or l'Économie Sociale est l'héritière en ligne droite des corps intermédiaires, des libertés protectrices et autres franchises. Elle n'a pas d'autre raison d'être que d'affirmer que là où il y a des intérêts communs, il y a légitimité à s'organiser en sociétés autonomes, en unions de sociétaires solidaires. La démocratie selon Rousseau représente pour l'Économie Sociale le pire des prédateurs, la pire des menaces.
Sur Tocqueville, mon jugement sera plus nuancé. Si son livre sur la démocratie en Amérique est abondamment cité, c'est sans doute que les penseurs libéraux d'aujourd'hui éprouvent le besoin de mettre en avant de grands ancêtres de langue française, et Tocqueville y siège en bonne place, entre Benjamin Constant et Frédéric Bastiat. Les références à l'association y sont nombreuses, qu'il s'agisse des pionniers du Mayflower, dont la symbolique n'est pas sans faire penser à celle de Rochdale, ou des communautés protestantes américaines, dont le foisonnement et la liberté d'établissement provoquent chez le lecteur français de vives réactions allant de la stupeur à l'admiration pour tant de pluralisme et de tolérance. Des Considérant et autres Cabet y succombèrent, eux qui gagnèrent le Nouveau Monde pour y voir leurs rêves se transformer en sombres cauchemars.
Mais là aussi, il s'avère vite que démocratie et Économie Sociale ne font pas très bon ménage. Tocqueville peut certes nous inspirer un plaidoyer argumenté pour l'Association, en revanche l'affaire est plus délicate pour les coopératives et mutuelles. Celles qui se sont développées en France se sont inspirées de tous les courants de pensée, sauf des jacobins et, justement, des libéraux. On peut même avancer qu'au 19ème siècle, plus on était opposé au libéralisme, et plus on avait de connexions avec des coopératives ou des mutuelles (socialistes libertaires d'un côté, catholiques légitimistes de l'autre). Décidément non, cette démocratie libérale, malgré son attachement à la diversité et à l'initiative, n'est pas non plus un biotope favorable à l'Économie Sociale.
Reste Churchill. Celui-ci nous aura laissé cette célèbre formule : "la démocratie est le pire des régimes, à l'exception de tous les autres" qui est unanimement et partout admise aujourd'hui : la démocratie va de soi, c'est la seule solution acceptable, c'est la norme. La norme du bien pensant, du bien pensé.
Tant qu'il s'agit de lutter contre les dictatures, on s'y rangera bien volontiers. Mais l'unicité dans la norme, l'obligation morale de s'y conformer sous peine de scandale ou de déviance devient vite perverse et dangereuse dès lors qu'on s'écarte de la dénonciation des régimes totalitaires. Car la démocratie à l'occidentale comme seul horizon indépassable et universel a son pendant mental dans tous les domaines, culturel, linguistique comme économique.
Et le pendant de la démocratie universaliste dans le monde de l'entreprise, c'est la bonne gouvernance des sociétés capitalistes cotées. C'est la norme "une action, une voix" présentée comme vérité absolue. A cette aune, l'Économie Sociale peut tout juste être tolérée, dans des niches préservées, mais pas davantage. Elle est fondamentalement déviante, condamnée à rejoindre la norme ou à disparaître.
Ai-je trop forcé le trait ? J'attends tranquillement les contradicteurs ! Il me semble que, par quelque bout que l'on cherche à expliciter le terme général et polysémique de "démocratie", on tombe sur un os. Je préfère donc ne pas l'utiliser.
Car les mots adéquats, nous les avons ! Ce sont tout simplement "coopérative" et "mutuelle". Ce sont ces mots, et les réalités qu'ils recouvrent, que nous devons imposer, sans les travestir ni les affaiblir par des qualificatifs inutiles.
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