Une nouvelle branche dans la grande famille coopérative ?
Le grand quotidien madrilène "El Pais", dans son édition du 5 Mai 2006, titre sur les coopératives en première page ; il paraît que c'est la première fois que cela se produit. Mais il ne s'agit pas de coopératives banales ; l'annonce concerne une activité économique que les pionniers de Rochdale n'avaient sans doute pas pensé à mettre dans leur catalogue de services, à savoir la prostitution.
Fourier certes avait abondamment traité du sujet. La sexualité tenait une grande place dans le règlement de son Phalanstère. Mais je n'ai jamais considéré, au rebours de Gide et de Desroche, que Fourier soit en quoi que ce soit l'un des inspirateurs de l'Économie Sociale actuelle. D'ailleurs, s'il vivait de nos jours, ses publications l'auraient depuis longtemps envoyé en cabane pour pédophilie.
Il est difficile de parler d'innovation sociale, dès lors que le métier concerné est paraît-il le plus vieux du monde. Quoi qu'il en soit, le débat est ouvert. L'initiative vient de la Généralité de Catalogne, où un projet de loi légalisant et encadrant la prostitution a été rendu public. En soi, cela n'a rien d'original ; des mesures en ce sens ont été proposées, quelquefois adoptées, en maints lieux, et y ont suscité des polémiques que l'on retrouve partout en termes semblables.
Si innovation il y a, c'est que les Catalans, suivant là leur forte tradition anarchiste et coopérative, n'envisagent de légalisation que dans un cadre d'Économie Sociale et de petite taille, toute autre forme restant interdite. D'après Montserrat Tura, la "ministre de l'Intérieur" socialiste de la Généralité, la coopérative de production dans des locaux fermés est le seul système qui permette aux travailleuses du sexe de bénéficier des dispositions protectrices du droit du travail et d'échapper au proxénétisme, grâce à la propriété collective des locaux et à la responsabilité partagée de la gestion.
Le projet limite le nombre de sociétaires (ou de chambres, je n'ai pas très bien compris) à 12, leurs horaires de travail à huit heures par jour sur six jours, et exige pour l'exercice de leur profession un âge minimum de 21 ans. Toutes les catégories de locaux où peut s'exercer la prostitution sont concernées : les bars, les boutiques, les salles de projection ou de spectacles érotiques, les salons de massage et les motels. Ces lieux de plaisir devront être situés à plus de 250 mètres de l'établissement scolaire le plus proche. Des mesures spéciales sont envisagées pour aider les prostituées qui veulent quitter le métier. Enfin, un délai d'un an serait accordé à la prostitution de trottoir pour faire place, quartier par quartier, aux bordels coopératifs.
La prostitution de rue ou de bord de route n'est pas la seule formule que le projet de coopérative entend éradiquer ; les "macrobordels" (terme utilisé par le législateur catalan) à la mode allemande sont également visés. Ainsi, l'autorisation d'exploiter une usine à sexe actuellement en construction à la frontière française (558 chambres) serait remise en question.
Les premières réactions de Madrid donnent l'impression de venir de Paris : discours convenu sur des "pratiques dégradantes pour la dignité de la femme" et agacement mal dissimulé face aux agissements autonomes de la Catalogne. Moi qui croyais qu'il n'y avait plus qu'en France que ce débat était sous l'éteignoir, je m'aperçois qu'il y a des jacobins coincés partout.
Il faut en effet aller au-delà des plaisanteries grivoises et du conformisme facile. Il fut un temps où la polémique entre les partisans de l'abolition et ceux de l'autorisation sous contrôle, avec ses prolongements tant moraux que sanitaires, faisait rage dans notre pays. Il y a dans les bibliothèques des rayonnages entiers d'ouvrages qui ont été consacrés à cette question – sans doute autant que sur l'absinthe. Depuis 1946 et la fermeture des "maisons" nous vivons dans un consensus mou : prostitution de rue tolérée, lieux fermés interdits, proxénétisme pourchassé, accord général pour considérer que notre système est le meilleur du monde, qu'il n'y a plus lieu de le remettre en cause, et que laisser seulement entendre qu'il puisse évoluer est inconvenant.
Or il faut être de bien mauvaise foi pour affirmer que les problèmes du passé sont loin derrière nous et que la dignité de la personne humaine est désormais assurée ! De nombreuses villes étrangères se sont hérissées de mégabordels, le tourisme sexuel et parfois pédophile est à la portée de tous, et la liberté commerciale des produits du sexe n'a pas réduit, mais a au contraire encouragé la traite des êtres humains. La facilité des migrations a fait le reste ; après les ghanéennes et les albanaises, voici les chinoises, et notre beau système ne fonctionne qu'à l'avantage de l'économie mafieuse. Le statu quo est peut-être bien la pire et en tous cas la plus hypocrite des solutions.
Nous n'avions comme références alternatives que les mégabordels hanséatiques ou l'évocation nostalgique des fastes des maisons bourgeoises d'antan – pas les sordides et glauques clandés pour biffins, mais le confort raffiné des lupanars les plus huppés, là où selon la légende se croisaient les plus hauts représentants de la finance, du clergé et de l'armée… Voici que les Catalans nous proposent à leur tour leur recette, coopérative et autogérée, peut-être un peu trop belle pour être vraie… Irma la douce devenant Irma la douce sociétaire, et la mère maquerelle devenant présidente élue, tout cela va bien pour une comédie musicale, mais quelle en serait la viabilité ?
Attendons de voir ! Si ça marchait, ne serait-ce que partiellement, quel coup de pub pour l'idée coopérative ! Encore faudrait-il que les autres branches de la grande famille de l'économie sociale acceptent les fédérations de prostituées dans leurs congrès… ce sera un spectacle à ne pas manquer.
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