Economie Sociale

Coopératives, Mutuelles, Associations, Fondations : Histoire, Statistiques, Gouvernance, Prospective...
Le Blog de l'Economie Sociale sans complexes !

29 novembre 2005

Brave Dédé

Je n'ai jamais compris le respect empreint de vénération que beaucoup, y compris des amis que je crois être de bon sens, portaient à Henri Desroche. Avaient-ils vraiment besoin de se donner un tel Maître ? de se complaire à se dire ses disciples ? De quelle nature était donc l'emprise, quasi magnétique, que tous semblaient s'accorder à lui reconnaître ?

Je ne crois n'avoir rencontré qu'une seule fois Henri Desroche, dans son bureau de l'avenue Franco-Russe, et c'était il y a très, très longtemps. Je préparais alors un colloque sur Proudhon, et il figurait sur la liste des gens que l'on m'avait conseillé de solliciter. Je n'ai pas gardé de souvenir très précis de cette entrevue ; il s'était montré distant, un rien professoral ; courtois certes, mais distant. Il ne m'avait guère paru curieux de ce que je voulais faire, se contentant de me souhaiter bonne chance et de m'expliquer que Proudhon n'était pas son auteur de prédilection. J'ai également cru comprendre que, en bon parisien et en bon universitaire, il n'aurait envisagé de se déplacer dans ce trou perdu d'Arc et Senans que convié par une sommité et financièrement pris en charge.

Quelques années après débutait l'aventure de l'ADDES. Nous n'y avons jamais, à ma connaissance du moins, cherché à prendre directement langue avec Henri Desroche, mais c'était un nom qui revenait assez souvent dans les conversations. De temps en temps je retrouvais sa signature dans la RECMA. Je ne m'y arrêtais guère ; je n'y voyais que propos abscons, obscurs, amphigouriques en diable, comme un mélange de Lacan et de Barthes ; rien qui puisse m'attirer. J'imaginais l'auteur, tel un esthète sur son Aventin, tournant autour de son sujet comme le chat joue avec la souris. Non, vraiment, le "petit desrochien sans peine" n'était pas mon devoir de vacances.

Desroche disparut en 1994. Je n'en fus informé que quelques temps après, lorsque se posa le problème de la sauvegarde de l'imposante documentation qu'il avait amassée. Ma première réaction fut la surprise ; j'étais persuadé qu'il était mort depuis bien plus longtemps que cela. Et je me suis rendu compte qu'en fait je ne savais rien de lui.

Claude Vienney, dans sa grande pudeur, ne m'en avait jamais rien dit de précis, alors qu'on le considérait comme son continuateur attitré. Cela le faisait sourire, et il n'en révélait pas davantage. Merveilleux Claude Vienney, qui aura emmené avec lui dans l'autre monde tant de connaissances et d'intuitions, qui nous manquent si cruellement aujourd'hui !

Mais revenons à Henri Desroche. Ce n'est que très récemment que j'en ai appris un peu plus sur son histoire, et que je l'ai en moi-même baptisé "brave Dédé", doublon de la première syllabe, mais surtout acronyme de"dominicain défroqué". Personne ne m'avait en effet jamais laissé soupçonner auparavant cette provenance ecclésiastique, que je reçus comme un trait de lumière, l'explication de sa personnalité et de son cheminement intellectuel.

Certes, cela ne me le rendait pas plus sympathique. Les dominicains engagés, comme le fameux père Cardonnel, ou plus tard le redoutable Raguenès, le gourou des Lip, n'ont jamais été les idoles de ma jeunesse. Pas plus sympathique ; mais décryptable, enfin décryptable. Ce Desroche que je n'avais rencontré qu'une fois et qui ne m'intéressait en rien, devenait subitement accessible, humain. Ah, c'était donc ça...

Tout était devenu clair. Le jeune Desroche traverse et personnifie, comme tant d'autres, les brutales secousses qui ont traversé l'Eglise. Il appartient aux cohortes nombreuses, les dernières, celles qui feront les gros bataillons de l'armée de la retraite, cette débandade objective que chacun intériorisera de son mieux, pour ne pas être entraîné par le grand vertige de l'effondrement. Ils furent des centaines comme lui, témoins de l'irrésistible montée du marxisme, à la fois séduits et apeurés, jetés en masse sur la route ; seul leur nombre était en mesure de les rassurer. Car il ne peut y avoir ni dissidence, ni apostasie, dès lors que les esprits bouillonnent de concert, dans un mouvement vaste et débridé d'espérance évangélique, que les chemins s'ouvrent, que la terre semble toujours aussi ferme à mesure qu'on s'y aventure. Et Desroche fut parmi les plus aventureux. Trop pour pouvoir ensuite se reconvertir en catholique banalisé, conciliaire enthousiaste puis pratiquant tiédasse, comme tant d'autres ; entre temps, il y avait eu la mort de Staline, puis Budapest...

Ayant quitté Rome, et la voyant de moins en moins dans Rome, n'ayant pu rejoindre Moscou qui n'était plus qu'un rêve brisé, comment survivre ? Desroche ne changea pas de peau, ne se laissa pas séculariser de l'intérieur ; mais, s'accommodant en façade de son divertissement pascalien coopératif, il resta en lui-même déchiré, ambigu, feignant tantôt de dominer avec morgue, tantôt de s'amuser avec modestie.

Dans les "communautés de travail", ou d'habitat, objets premiers de ses recherches, il était trop évident que Desroche cherchait à identifier l'image de l'Eglise primitive, celle des catacombes, de la fraternité originelle des réprouvés porteurs du flambeau de l'espérance ; de là sa sublimation de l'engagement coopératif. Entre l'érudition, le témoignage, l'attente d'y voir plus clair dans ce vers quoi ira ce monde, il lui restait le Verbe, le verbe même vain et abâtardi, qui jamais ne se fera chair, mais qui est Verbe quand même.

Je comprends mieux son action éducative auprès des Africains ; oeuvre formelle, inutile, voire délétère, mais ô combien logique désormais. Je comprends mieux son refuge dans le raffinement sémantique : un péché d'orgueil, un grand péché même, mais si mécaniquement inscrit dans le cours de son existence. Je comprends mieux son attachement aux "pistes", ces fugacités du raisonnement historique ou idéologique, volatiles et éphémères, jetées comme des paraboles bibliques au bon vouloir d'exégètes putatifs.

Aurait-il pu être Joachim de Flore ? Ou Théodore de Bèze ?

Il fut Desroche, et il restera, au moins pour moi, le brave Dédé. Car c'est bien lui, lui qui certainement n'aurait guère eu d'atome crochu avec Charles Gide s'ils avaient été contemporains, qui a fait renaître le terme d'Economie Sociale. Il lui en sera beaucoup pardonné.
Après tout, les fameuses "pistes", c'est aussi comme cela que je procède moi-même, par la force des choses. Brave Dédé !

25 novembre 2005

S, ou SS ?

Je n'aime pas entendre, et encore moins lire, les mots "économie solidaire".

Je considère que cette expression n'ajoute rien à celle d'économie sociale, et que son emploi, surtout s'il est systématique, ne peut provoquer que confusion et malentendus. Pis encore : il me semble y distinguer comme un mauvais coup, quelque chose de déloyal. Et en outre doublé d'un magistral contresens.

Déloyal ? Parfaitement. Les auteurs de ce néologisme, qui ne s'imposait nullement, n'ont agi que par volonté de s'approprier un champ qu'ils jugeaient à leur portée. Ils n'avaient d'autre mobile que le pouvoir, la domination - enjeux bien dérisoires quand on sait ce que représente l'économie sociale et ses marges immédiates, tant dans le monde académique que dans le système politico-administratif. Et ils ont consacré davantage d'énergie à calomnier et à brocarder les vieilles institutions de l'économie sociale qu'à démontrer que leur concept d'économie solidaire pouvait avoir un sens.

Certes, me dira-t-on, certes. Mais vous exagérez beaucoup, même si ce que vous dîtes est un peu vrai. Tout cela, c'est du passé ! L'économie sociale n'a pas été atteinte par ces attaques. Elle a même tendu la main. N'avons nous pas affirmé qu'après tout, l'économie solidaire, ce n'est rien d'autre que l'économie sociale émergente, celle de demain ? C'est la jeunesse de l'économie sociale, et les jeunes sont toujours turbulents, mais jeunesse se passe ! Et je vous rappelle qu'il y a eu un Secrétariat d'Etat à l'économie solidaire, nous n'y pouvons rien. C'est désormais un terme officiel. Il faut bien l'accepter et faire avec. C'est pourquoi nous utilisons de plus en plus l'expression mixte "économie sociale et solidaire"... voilà qui est bien trouvé, non ? comme cela nous mettons tout le monde d'accord. Nous sommes pour le consensus. L'affaire est close. L'économie solidaire est nôtre !

Alors, vive l'économie solidaire et sociale, sociolidaire, solidariciale ?

Eh bien non ! Cela ne me convainc pas du tout. Je n'aime pas plus l'économie sociale et solidaire que l'économie solidaire tout court. Et pas seulement parce que cela entretient les ferments de la dissidence et de l'incompréhension. Pas seulement parce que nous en devenons encore moins visibles, encore moins crédibles, auprès de nos voisins allemands, britanniques ou des PECOs. Mais aussi parce que, sémantiquement, c'est une absurdité.

Comprenons-nous : je ne défends pas dans l'absolu les mots "économie sociale". Ceux-ci ne constituent qu'un pis-aller, le compromis le moins mauvais qu'on ait pu trouver, le plus ancien et le mieux établi également, celui autour duquel tant d'efforts ont déjà été consentis qu'il serait absurde de repartir à zéro. "Economie sociétariale", imprononçable certes, serait plus juste, par opposition à ce que serait l'économie "actionnariale". Car ce qui fait l'économie sociale, c'est le sociétariat.

Or le sociétariat est par définition solidaire. Le caractère solidaire est au sociétariat ce que la vodka est à la Russie : sa substance même. Parler d'économie solidaire par opposition, ou en complément, à l'économie sociale, c'est laisser entendre que l'économie sociale ne serait pas, ou pas assez, solidaire, ce qui est absurde ; et c'est prétendre à l'exclusivité, au monopole de la solidarité, alors que celle-ci est omniprésente. On la trouve partout, dans l'économie lucrative, dans l'économie publique et hors de toute économie.

Absurde, donc, et ridicule. Non, décidément, il est urgent de tordre le coup à ce vilain canard. Quant on met deux S en fin d'un acronyme, cela sonne comme graisse, crasse, ou poisse. Au contraire, avec l'économie sociale, avec un seul S, sachons nous montrer sveltes, propres, et chanceux !

21 novembre 2005

Petite parenthèse

Voici un bon mois que je n'ai plus alimenté mon blog ; la mort subite de mon ordinateur portable en est la cause principale. Ce vieux compagnon semblait increvable ; il avait bravé les années, et me suivait partout, dans les trains et les chambres d'hôtel. J'attends maintenant de mon rebouteux préféré qu'il en récupère le contenu du disque dur. Dur est le mot juste ; dur destin, en effet !

Un mois, c'est long. Pendant ce mois, l'économie sociale ne m'a guère laissé de répit ! Pour un violon d'Ingres, c'était presque devenu mon occupation principale… Je n'ai cessé de bourlinguer, et mon cher vieux portable aurait été fortement sollicité. Réunions, lectures et travaux de toutes sortes se sont succédés à jet continu : de quoi me donner matière à composer de bien nombreuses notices. Elles viendront en temps voulu, bonifiées par quelques semaines de réflexion supplémentaire.

Car il est souvent salutaire d'attendre. Pendant ces jours d'émeutes dans nos banlieues, la démangeaison d'écrire me prenait chaque soir. Or il n'y a rien de ce que je relis dans mes brouillons qui ne mérite d'être remis cent fois sur le métier.

Autre souvenir : au début de l'été dernier, l'annonce de l'échec de la candidature parisienne aux Jeux Olympiques de 2012 m'avait quasiment fait exploser de joie. J'avais, et j'ai toujours, quantité de raisons d'être persuadé qu'organiser des Jeux à Paris serait une bêtise magistrale. Et je me disais aussi que cela laisserait à notre Ministre Lamour un peu de temps pour s'intéresser à l'économie sociale. Sur ce dernier point, ce n'est pas gagné, mais on peut toujours espérer… Quoi qu'il en soit, les préparatifs d'un déplacement à Sète me firent surseoir à mon projet de diffuser, de suite et largement, mon point de vue sur la Toile. Bien m'en prit ; le lendemain, l'annonce des attentats de Londres aurait donné à mon message un goût bien amer.

Si à notre époque la communication est d'argent, le silence reste parfois d'or !