Nous sommes entrés dans la quatrième ère, dans le quatrième état historique de la vie associative. Il est encore trop tôt pour en discerner les contours, mais la mutation qui nous a fait refermer le troisième volume pour en ouvrir un nouveau est déjà derrière nous.
Survolons donc cette Histoire d’un bref regard synoptique pour en prendre la mesure : l’ère première plonge ses racines dans la nuit des temps, la seconde aura duré près d’un siècle, la troisième moitié moins ; quel raccourcissement !
Ou plutôt : quelle accélération ! Il s'ensuit que les mots ne recouvrent plus les mêmes réalités ; mais il se trouve toujours des générations d’utilisateurs qui leur conservent leur ancien sens, ou l'un de leurs nombreux anciens sens, ce qui nous fait vivre dans un monde d'incompréhensions récurrentes.
Précisons quelque peu nos propos. Par "vie associative", j'entends le mode de vie de ces personnes qui ont choisi de s'engager volontairement dans une aventure collective désintéressée, et non le mode de fonctionnement des organismes gestionnaires qui, en France, ont adopté le statut juridique de la loi de 1901.
Pour parler de vie associative, il faut également que d'autres conditions soient réunies ; mais nul n'a pu en dresser un catalogue ou une nomenclature sans tomber dans un dogmatisme réducteur. Car nous ne sommes pas dans le domaine du droit, encore moins dans celui de la sociométrie, mais plus trivialement dans une sorte de rhétorique sociale, où l'on ne peut dépasser le stade de l'affinité ou de l'analogie.
Retenons simplement qu'il faut, autant dans l'esprit que dans les faits, que l'essentiel des conditions suivantes soit simultanément réuni : liberté pour les membres de quitter le groupe, volonté de recrutement et de formation, règles internes écrites, enfin gouvernement de type parlementaire. De là naît une sorte d'ingéniérie sociale, intelligible dans tous les pays et toutes les cultures, qui façonne des types de comportement que l'on retrouve sous toutes les latitudes.
Voisine des conseils de ville ou de canton, des assemblées de paroisse ou de métiers, ayant aussi quelques traits communs avec les sectes, l'association s'en distingue par la nature de son objet social, qui rassemble sans obliger, et qui donne naissance à un être collectif nouveau, autonome, que les adhérents ont à cœur de porter et de faire fructifier indivis.
Pourquoi dès lors y-a-t-il eu des périodes successives, bien distinctes, dans la vie associative ? C'est que l'ingéniérie sociale de l'association se nourrit de la technologie ambiante et de son économie. Lorsque les techniques nécessaires à son fonctionnement font place à de nouvelles générations accessibles à un coût raisonnable, il peut s'ensuivre que les conditions d'exercice de la vie associative changent du tout au tout, et que l'association elle-même change profondément de nature.
Revenons aux origines, qu'on ne cherchera pas à dater davantage ; certains les situent à la Réforme, d'autres remontent plus loin encore. Toujours est-il qu'au 18ème siècle, la France est couverte de sociétés savantes et de sociétés de pensée. On a coutume de dire que la loi Le Chapelier et la police de Fouché ont brutalement interrompu ce processus, si bien qu'un demi-siècle plus tard Toqueville décrira la France, comparée en cela à l'Amérique, comme un désert associatif. J'aimerais disposer d'éléments quantitatifs pour discuter de cette hypothèse ; je suis enclin à croire que l'on fait une trop belle part à l'influence du jacobinisme et que le reflux de l'association en Europe n'a duré que le temps des guerres napoléoniennes et de la grave crise économique qui les a suivies. Les mouvements de 1848, sensibles à travers tout le continent, révèlent au contraire une renaissance vigoureuse et omniprésente du fait associatif.
Quoi qu'il en soit, il n'était pas aisé de s'associer, que ce soit en 1780 ou en 1830. Il était difficile de réunir des personnes de villes différentes, car les transports étaient rares, lents et chers. Il était difficile de communiquer, car le papier était cher, le port du courrier également. De toutes façons il fallait savoir écrire, et en avoir le goût ; cela ne pouvait donc concerner qu'une élite. La fabrication du papier à partir de bois et non plus de chiffon, à partir de 1820, et le chemin de fer, à partir de 1850, ne vont pas significativement modifier les conditions d'existence de l'association. Les réunions ne pouvaient être que très locales, et orales.
J'appellerai cette époque de précurseurs celle "de la plume d'oie".
Le coup d'envoi de la mutation fut donné en Angleterre, le 1er Octobre 1870. Ce jour-là, les Postes britanniques créent un tarif réduit de moitié pour les journaux, circulaires et cartes postales. Par circulaire, il faut entendre un pli ouvert, en général préimprimé, complété à la main et envoyé en nombre. Quant à la carte postale, une innovation née trois ans plus tôt en Autriche où elle n'a connu qu'un succès relatif, il ne s'agit alors que d'un imprimé officiel en carton, vendu par la Poste, dont une face était réservée à l'adresse et l'autre au texte.
Puissance économique dominante, l'Angleterre devient en fin 1870, après la défaite de la France face à la Prusse, l'unique superpuissance du globe. La simple division par deux du tarif postal de base va y provoquer en peu d'années une explosion du trafic : la publicité, la vente par correspondance, les petites annonces, et la vie associative, tout cela va connaître un développement fulgurant qui se propagera progressivement au continent. Parallèlement, les transports rapides (chemin de fer et bateau à vapeur) vont se généraliser et surtout leur coût va fortement diminuer.
Les papetiers vont fabriquer et vendre des carnets à souche préimprimés pour les réunions de sociétés : il suffit d'y compléter à la plume le lieu et la date, de plier, d'écrire l'adresse et de timbrer. Tous les domaines sont concernés par cette frénésie de réunion : charité, sports et jeux, fêtes et bals, arts et sciences, histoire naturelle, tourisme, collections… La France suivra avec un décalage d'environ vingt ans, et c'est dans les années 1890 que vont s'y créer les premiers réseaux associatifs structurés.
Ce second âge de la vie associative, que j'appellerai celui "de la circulaire", durera en gros jusqu'aux années 1960, c'est à dire tant que la voiture, le téléphone, la télévision et les grandes surfaces n'auront pas pris la première place dans nos modes de vie, tant que la domination du courrier postal, du chemin de fer, du petit commerce et de la presse écrite ne sera pas menacée.
Lorsque cela survient, nous arrivons à la fin des "trente glorieuses", et de nombreux changements de société accompagnent ces mutations technologiques : développement de l'individualisme, réduction de la famille à sa dimension nucléaire, retrait rapide de l'encadrement social assuré jusqu'alors, chacun de son côté, par l'Eglise et le Parti Communiste… Tout cela constituera le bouillon de culture dans lequel va se développer, à une vitesse foudroyante, un nouveau modèle associatif qui sera théorisé dès la fin des années 1970.
Mais le véritable déclencheur de la seconde mutation de la vie associative est à l'œuvre depuis de nombreuses années déjà. Il a déjà détrôné la circulaire, ou du moins en a changé la nature, lui apportant du texte pouvant couvrir plusieurs pages : c'est la ronéo, qui fera ensuite place à la photocopieuse.
Le duplicateur à alcool était connu depuis très longtemps ; mais ses médiocres performances n'ont jamais pu être améliorées, et son utilisation est restée confidentielle. En revanche, la ronéo dont la diffusion se fait au cours des années 1950 permet d'emblée à la plus petite des associations de dupliquer, à un coût modique, de véritables textes et donc d'envoyer à ses membres un véritable bulletin. Ce qui était annuel et limité aux associations riches devient mensuel et à la portée de tous. Nous sommes entrés dans une ingéniérie sociale toute différente : c'est le troisième âge, celui "du bulletin".
Quelle nostalgie ! Ces soirées interminables, passées à cogner comme un sourd sur la vieille machine à écrire pour bien percer le stencil, puis à tourner la manivelle, se faire gicler des flots d'encre grasse sur les doigts et les vêtements, retirer des paquets de feuilles de cet affreux papier buvard coincées en nombre entre les cylindres, puis assembler ces pages toutes plus ou moins tachées, plus ou moins imprimées de guingois… les voilà, les heures héroïques de la vie associative, les authentiques souvenirs du front !
A son tour, l'ère du bulletin s'achève. Comment appeler celle qui prend forme sous nos yeux ? L'ère de "la cyber-tribu" ? Je ne sais ; il est sans doute encore prématuré de trop la caractériser. Mais on en sent bien les contours : la transmission électronique a fait exploser le biotope favorable à la survie du bulletin.
Revenons aux origines ; chaque mutation a provoqué un mouvement de balancier entre l'association et son milieu environnant. La plume d'oie, ultra élitiste, traçait une frontière nette entre ceux qui savaient la manier et les autres ; c'était la "gentry" des clubs anglais, dotée d'un rituel d'adhésion très exigeant, conférant une appartenance forte.
A l'inverse, la circulaire ouvre sur un plus large public. Elle permet de s'étendre, de recruter ; l'idée conductrice n'est plus de sélectionner chez les pairs, mais d'accueillir, pour former et émanciper, puis de favoriser l'essaimage. L'admission perd sa valeur initiatique ; le cercle des membres se double d'une auréole aux contours variables, formée des amis des membres, des occasionnels : ce sont les "sympathisants", qui ne sont là que pour les grandes occasions, mais qui font le nombre, le succès, la visibilité de l'association.
Le bulletin marque au contraire un retour vers la femeture. Il n'a plus la logique de la circulaire, car il coûte cher à fabriquer. Même s'il reste très artisanal, c'est déjà une industrie, avec ses contraintes. Il faut du temps et de l'organisation. Il faut payer le papier, l'encre, la machine, le local... ou utiliser les installations d'une entreprise, d'une école, d'un syndicat, plus ou moins officiellement, plus ou moins clandestinement. Il faut donc des cotisations pour financer les dépenses, il faut une adhésion formelle pour manifester sa complicité avec l'appareil qui produit le bulletin. De là découle la nécessité de dessiner et de défendre des frontières ; on apprend vite à exclure, à scissionner, à excommunier.
La nature même du bulletin va bien dans ce sens ; on a la place d'écrire, de théoriser, d'y figer sa pensée. L'ère du bulletin est celle des appartenances exacerbées ; l'association devient le pouvoir du pauvre, et pour nombre de Présidents ou de simples militants, le déversoir de leur ego, la compensation de leurs frustrations personnelles ou professionnelles.
La cyber-tribu nous apparaît dès lors comme une réaction de liberté face à cette oppression du bulletin, comme un retour du balancier vers l'ouverture et le papillonnage.
Sur la Toile, on peut accéder à tout, sans payer de cotisation, on peut en sortir et y revenir librement, ne pas avoir à adhérer formellement, à s'engager ; on s'y constitue un univers de relations par affinités aux contours imprécis et sans cesse redessinés. On prend le temps de l'essai, de l'observation. Cela ne se traduit pas par une diminution du volume des activités ; mais celles-ci sont le fruit de coalitions de circonstance, non d'équipes stables et labellisées.
Je ne sais si c'est un bien ou un mal. Les choses trouveront peu à peu un équilibre que nous ne situons pas encore très bien aujourd'hui. Ce qui est certain, c'est que le discours associatif écrit à la fin des années 1970 apparaîtra de plus en plus décalé.