Economie Sociale

Coopératives, Mutuelles, Associations, Fondations : Histoire, Statistiques, Gouvernance, Prospective...
Le Blog de l'Economie Sociale sans complexes !

20 février 2006

Dièses ou Bémols ?

Il est toujours dangereux de commenter l'actualité à chaud ; mais voici néanmoins que je m'y risque derechef. Nous venons en effet de prendre connaissance du décret de reconstitution de la DIES, désormais "Délégation interministérielle à l'innovation, à l'expérimentation sociale et à l'économie sociale", et ce texte est surprenant à plus d'un titre. Voici où le trouver : Dièses & Bémols

En son article 6, il fait table rase du passé ; tous les précédents décrets portant création et modifications successives de la DIES sont abrogés. Quatre textes, datant de 1981, 1991, 1995 et 1998 passent donc ainsi à la trappe. Certes, une bonne purge ne fait jamais de mal aux accumulations cancéreuses de lois et de règlements, mais encore faut-il remplacer ce qu'on détruit par du solide.

Voyons donc l'article 2, qui précise les missions de la nouvelle structure. C'est un vaste catalogue d'intentions louables ; personne n'y est vraiment oublié, mais qui y trouvera réellement son compte ? Rien, sinon l'ordre d'énonciation, ne semble hiérarchiser les priorités ; or, si l'on cherche à résumer la première phrase, en n'y conservant que les mots importants, on y lit :

La Délégation a pour mission de promouvoir le développement d'activités innovantes d'intérêt général pour soutenir les politiques publiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale.

Tout le reste n'est qu'habillage, babillage et fioritures.

L'État annonce clairement qu'il subordonne son intérêt pour l'Économie Sociale au soutien que celle-ci pourra apporter à l'action politique qu'il entend conduire dans le domaine de l'extrême pauvreté ; et encore n'y reprend-il que les activités "innovantes d'intérêt général", c'est à dire une petite frange. On est entre la pure instrumentation d'initiatives vite encadrées puis normalisées, et l'invocation angélique des vertus de la micro-finance ou des solidarités de quartier ; le "small is beautiful" trente ou quarante ans après, avec un goût de rapport de la Banque Mondiale consacré aux pays les plus démunis de la planète.

Bigre ! Nous voici loin de la reconnaissance des caractères communs d'un Tiers Secteur partenaire indépendant, majoritairement marchand, compétitif et conquérant, s'appuyant sur des millions de sociétaires responsables, appartenant à toutes les classes sociales…

Il n'y a donc, du moins à mon sens, dans les nouveaux textes rien sur quoi nous pourrions nous appuyer pour aller de l'avant, pour faire entendre la voix d'une Économie Sociale autonome et vigoureuse. Au contraire !

Rien donc dans la feuille de route, mais, heureusement, il reste les hommes.

L'article 5 prévoit la création d'un Conseil Supérieur de l'Économie Sociale. Au nouveau Délégué, à ce futur Conseil Supérieur, nous souhaitons bonne chance ! Nous sommes à leur entière disposition. Nous ne leur ménagerons pas notre soutien, afin qu'ensemble, nous fassions en sorte qu'après 2007 l'Économie Sociale bénéficie enfin d'une pleine reconnaissance et d'une pleine confiance de la part des Pouvoirs Publics. L'intérêt général ne pourra qu'en sortir gagnant.

12 février 2006

Deux d'un coup !

Deux nouveaux ouvrages de vulgarisation sur l'économie sociale nous sont arrivés ces derniers jours, quasiment en même temps. Concurrents ou complémentaires ? L'un et l'autre sans doute. Il est clair que les éditeurs ne se sont pas coordonnés ; mais les formules adoptées par les auteurs sont différentes, dictionnaire quasi-alphabétique d'un côté, exposé logique de l'autre, si bien que l'utilisateur gagnera à les consulter ensemble.

Certes, tout n'y est pas parfait, et nous aurons l'occasion d'y revenir. Mais ne boudons pas notre plaisir, car ce genre d'outil passe-partout nous manquait cruellement jusqu'ici. Grâce à ces deux opuscules, le novice pourra désormais, et se faire rapidement une idée d'ensemble sur ce qu'est l'économie sociale, et disposer de références de base sur chacune de ses composantes.

En 175 pages, Thierry Jeantet qui fut de tous les combats de l'économie sociale depuis 1981 nous livre sa synthèse, parsemée de tableaux et de notices techniques :



Et en 232 pages, l'équipe du magazine "Alternatives Économiques", renforcée de nombreux auteurs signataires de rubriques, nous propose une mini-encyclopédie où, comme dans l'ancienne Samaritaine, on trouve de tout (mais pas de rubrique "Manufrance", qui comme certains s'en souviennent est morte peu après sa transformation, bien artificielle, en SCOP) :



Parmi les auteurs les plus prolixes entre A et Z, notre vieux complice Jean François Draperi, rédacteur en chef de la RECMA, et… Thierry Jeantet lui-même ; on ne s'étonnera donc pas de voir de nombreuses ressemblances entre les deux volumes !

Espérons pour nos deux livres que leur diffusion en librairie sera aussi large que leurs prix sont sages (un peu moins pour la Documentation Française, décidément bien pingre, mais il est vrai que le A à Z a bénéficié d'insertions publicitaires). La promotion de l'Économie Sociale auprès du grand public en dépend !

10 février 2006

Mais à quoi donc sert l'Histoire ?

Il me semble que l'Economie Sociale souffre, du moins en France, d'un manque cruel de travaux historiques de qualité. Certes, il en existe ; mais ils sont trop rares, trop parcellaires, pour susciter un climat d'émulation, un appétit de connaissances. De fait, l'Économie Sociale ne perçoit et ne laisse percevoir son passé, ses origines et son évolution qu'à travers quelques représentations simplistes et quelques biographies convenues, toujours ressassées à l'identique. Rien n'y transparaît que de mornes litanies descriptives et de pauvres considérants (sic) disculpatoires, le tout formant un wagon ancillaire arrimé clandestinement en queue d'un train mythique nommé "mouvement ouvrier du XIXème siècle", lui-même décliné dans une langue de bois d'un archaïsme qu'on ne rencontre plus nulle part.

Je trouve cela affligeant. Quel dramaturge, quel romancier, quel cinéaste, voudrait se saisir de telles misères ? Or l'Histoire ne nous sert que si elle nous fait rêver et réfléchir. On en est loin ! Mais il est vrai que c'est toute l'Histoire qui est aujourd'hui sous les feux de la rampe. Il est question "de la rendre aux historiens". Fort bien, mais lesquels ? Qui aurait droit à ce label ? Et pour en faire quel usage ?

Des récentes polémiques qui ont secoué l'actualité il ressort une question centrale : les autorités politiques, ou des groupes de pression "faiseurs d'opinion", ont-ils le droit de s'approprier l'Histoire, de dire ce qui, dans le passé proche ou lointain, a été le Bien ou le Mal, doit être commémoré ou faire l'objet de repentances récurrentes ?

Mais ces questions-là ont toujours été. Depuis qu'il existe des États constitués, des historiens reconnus, des intérêts antagonistes, des vainqueurs et des vaincus, il en naît des héros, des légendes, des mythes. Et quand la propagande est servie par le sublime de l'Art, elle devient patrimoine universel. Nous sommes tous fils d'Homère, de Tacite et de la chanson de Roland.

Si certains historiens ont fait un réel effort d'objectivité, de rigueur ou d'impartialité, d'autres et non des moindres ont laissé apparaître, ou ont franchement assumé, leurs préférences partisanes. Nos références mentales les plus basiques reposent sur de pures affabulations. La légende de la Gaule de Vercingétorix a été une invention du Second Empire. Et la prise de la Bastille n'a jamais été un coup de tonnerre dans un ciel serein. La différence est peut-être que jadis, et même naguère, on passait vite l'éponge. La répression de la Commune fut terrible, mais l'amnistie survint vite, et une pleine réintégration la suivit sans drames.

Bien sur, il ne faut pas généraliser hâtivement, ni faire d'angélisme. On a vu de tous temps des haines inexpiables, des rancœurs transmises de génération en génération, des vengeances longtemps différées. Mais on n'était jamais allé jusqu'à instituer l'imprescriptibilité au cœur du droit – avec son corollaire dans les faits, la sanctification laïque de quelques-uns et des causes qui leur sont associées, sous peine de blasphème absolu.

Maints personnages de notre Histoire récente eussent été, vus par un Shakespeare, mis en scène dans toute leur complexité, laissant entrevoir leurs doutes, leurs hésitations, leurs faiblesses comme leur gloire, leurs espoirs, leurs calculs ou leur détresse, alors que nous ne les observons de nos jours que comme pétrifiés dans l'honneur ou dans l'indignité. Quelques phrases, quelques faits, quelquefois bien moins, ont suffi à décider pour eux du Ciel ou de l'Enfer, sans nuances ni recours.

A ce compte-là, il est clair que la décision peut bien revenir au politique. C'est lui qui choisira de baptiser ou de débaptiser une rue ou un monument. Et si c'est le politique, ce sera aussi, automatiquement, le groupe de pression social ou affinitaire qui veut en faire son instrument. Et l'Histoire toute entière sera ramenée à ce qu'est aujourd'hui l'Histoire de l'Économie Sociale : des phrases creuses prononcées dans une langue morte.

Sortons donc de cette malédiction, qui n'a rien de fatal. Le grand Voltaire nous en a indiqué magistralement le chemin ; voici ce qu'il écrivait au roi de Prusse en 1740 : Qu'importent au genre humain les passions et les malheurs d'un héros de l'Antiquité, s'ils ne servent pas à nous instruire ?

C'était pour accompagner l'envoi de sa pièce sur Mahomet...

ALors, que nous importent aujourd'hui les étapes de la vie d'une coopérative, si nous ne pénétrons pas au cœur des passions de ses fondateurs, si nous ne faisons pas nôtres leurs convictions, leurs errances et leurs illusions, si nous ne nous instruisons pas de leurs heurs et malheurs ? si nous n'y voyons pas s'affronter des êtres de chair et de sang, des âmes emplies de doutes et de certitudes ? si nous ne nous sentons pas conviés au grand théâtre de la Vie ?

Pour y parvenir, trois impératifs s'imposent : le talent, la recherche incessante de la vérité, et le pluralisme.

Le talent littéraire est indispensable. Un livre d'Histoire doit être captivant. Il doit nous charmer, nous entraîner, emballer notre imagination. Le charabia universitaire, les trissotinades académiques, les arguties d'école, tout cela est nul et non avenu.

La recherche de la vérité devrait aller sans dire, mais elle n'est qu'en le disant, en le martelant. Il faut sans cesse revenir aux sources et les vérifier ; que d'assertions reçues comme des évidences ne sont que des reprises passives de rédactions antérieures, erreurs grossières ou inventions pures que les répétitions successives ont érigé au rang de vérités incontournables !

Enfin le pluralisme n'est pas négociable. Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son : testis unus, testis nullus. Il faut en toutes choses que des interprétations différentes s'affrontent et s'offrent à l'arbitrage du lecteur. Il faut que sur chaque sujet une masse critique de travaux soit atteinte, que règne la diversité, au besoin vivifiée par la polémique.

Historiens en titre, autodidactes, amateurs et dilettantes, honnêtes hommes et hommes de goût (parmi lesquels une moitié de femmes s'impose !), toutes et tous sont conviés à la table de travail. Il n'y aura pas d'Économie Sociale vivante et conquérante sans une Histoire elle-même vivante et pleinement assumée.

03 février 2006

Vie Associative, Tome IV

Nous sommes entrés dans la quatrième ère, dans le quatrième état historique de la vie associative. Il est encore trop tôt pour en discerner les contours, mais la mutation qui nous a fait refermer le troisième volume pour en ouvrir un nouveau est déjà derrière nous.

Survolons donc cette Histoire d’un bref regard synoptique pour en prendre la mesure : l’ère première plonge ses racines dans la nuit des temps, la seconde aura duré près d’un siècle, la troisième moitié moins ; quel raccourcissement !

Ou plutôt : quelle accélération ! Il s'ensuit que les mots ne recouvrent plus les mêmes réalités ; mais il se trouve toujours des générations d’utilisateurs qui leur conservent leur ancien sens, ou l'un de leurs nombreux anciens sens, ce qui nous fait vivre dans un monde d'incompréhensions récurrentes.

Précisons quelque peu nos propos. Par "vie associative", j'entends le mode de vie de ces personnes qui ont choisi de s'engager volontairement dans une aventure collective désintéressée, et non le mode de fonctionnement des organismes gestionnaires qui, en France, ont adopté le statut juridique de la loi de 1901.

Pour parler de vie associative, il faut également que d'autres conditions soient réunies ; mais nul n'a pu en dresser un catalogue ou une nomenclature sans tomber dans un dogmatisme réducteur. Car nous ne sommes pas dans le domaine du droit, encore moins dans celui de la sociométrie, mais plus trivialement dans une sorte de rhétorique sociale, où l'on ne peut dépasser le stade de l'affinité ou de l'analogie.

Retenons simplement qu'il faut, autant dans l'esprit que dans les faits, que l'essentiel des conditions suivantes soit simultanément réuni : liberté pour les membres de quitter le groupe, volonté de recrutement et de formation, règles internes écrites, enfin gouvernement de type parlementaire. De là naît une sorte d'ingéniérie sociale, intelligible dans tous les pays et toutes les cultures, qui façonne des types de comportement que l'on retrouve sous toutes les latitudes.

Voisine des conseils de ville ou de canton, des assemblées de paroisse ou de métiers, ayant aussi quelques traits communs avec les sectes, l'association s'en distingue par la nature de son objet social, qui rassemble sans obliger, et qui donne naissance à un être collectif nouveau, autonome, que les adhérents ont à cœur de porter et de faire fructifier indivis.

Pourquoi dès lors y-a-t-il eu des périodes successives, bien distinctes, dans la vie associative ? C'est que l'ingéniérie sociale de l'association se nourrit de la technologie ambiante et de son économie. Lorsque les techniques nécessaires à son fonctionnement font place à de nouvelles générations accessibles à un coût raisonnable, il peut s'ensuivre que les conditions d'exercice de la vie associative changent du tout au tout, et que l'association elle-même change profondément de nature.

Revenons aux origines, qu'on ne cherchera pas à dater davantage ; certains les situent à la Réforme, d'autres remontent plus loin encore. Toujours est-il qu'au 18ème siècle, la France est couverte de sociétés savantes et de sociétés de pensée. On a coutume de dire que la loi Le Chapelier et la police de Fouché ont brutalement interrompu ce processus, si bien qu'un demi-siècle plus tard Toqueville décrira la France, comparée en cela à l'Amérique, comme un désert associatif. J'aimerais disposer d'éléments quantitatifs pour discuter de cette hypothèse ; je suis enclin à croire que l'on fait une trop belle part à l'influence du jacobinisme et que le reflux de l'association en Europe n'a duré que le temps des guerres napoléoniennes et de la grave crise économique qui les a suivies. Les mouvements de 1848, sensibles à travers tout le continent, révèlent au contraire une renaissance vigoureuse et omniprésente du fait associatif.

Quoi qu'il en soit, il n'était pas aisé de s'associer, que ce soit en 1780 ou en 1830. Il était difficile de réunir des personnes de villes différentes, car les transports étaient rares, lents et chers. Il était difficile de communiquer, car le papier était cher, le port du courrier également. De toutes façons il fallait savoir écrire, et en avoir le goût ; cela ne pouvait donc concerner qu'une élite. La fabrication du papier à partir de bois et non plus de chiffon, à partir de 1820, et le chemin de fer, à partir de 1850, ne vont pas significativement modifier les conditions d'existence de l'association. Les réunions ne pouvaient être que très locales, et orales.

J'appellerai cette époque de précurseurs celle "de la plume d'oie".

Le coup d'envoi de la mutation fut donné en Angleterre, le 1er Octobre 1870. Ce jour-là, les Postes britanniques créent un tarif réduit de moitié pour les journaux, circulaires et cartes postales. Par circulaire, il faut entendre un pli ouvert, en général préimprimé, complété à la main et envoyé en nombre. Quant à la carte postale, une innovation née trois ans plus tôt en Autriche où elle n'a connu qu'un succès relatif, il ne s'agit alors que d'un imprimé officiel en carton, vendu par la Poste, dont une face était réservée à l'adresse et l'autre au texte.

Puissance économique dominante, l'Angleterre devient en fin 1870, après la défaite de la France face à la Prusse, l'unique superpuissance du globe. La simple division par deux du tarif postal de base va y provoquer en peu d'années une explosion du trafic : la publicité, la vente par correspondance, les petites annonces, et la vie associative, tout cela va connaître un développement fulgurant qui se propagera progressivement au continent. Parallèlement, les transports rapides (chemin de fer et bateau à vapeur) vont se généraliser et surtout leur coût va fortement diminuer.

Les papetiers vont fabriquer et vendre des carnets à souche préimprimés pour les réunions de sociétés : il suffit d'y compléter à la plume le lieu et la date, de plier, d'écrire l'adresse et de timbrer. Tous les domaines sont concernés par cette frénésie de réunion : charité, sports et jeux, fêtes et bals, arts et sciences, histoire naturelle, tourisme, collections… La France suivra avec un décalage d'environ vingt ans, et c'est dans les années 1890 que vont s'y créer les premiers réseaux associatifs structurés.

Ce second âge de la vie associative, que j'appellerai celui "de la circulaire", durera en gros jusqu'aux années 1960, c'est à dire tant que la voiture, le téléphone, la télévision et les grandes surfaces n'auront pas pris la première place dans nos modes de vie, tant que la domination du courrier postal, du chemin de fer, du petit commerce et de la presse écrite ne sera pas menacée.

Lorsque cela survient, nous arrivons à la fin des "trente glorieuses", et de nombreux changements de société accompagnent ces mutations technologiques : développement de l'individualisme, réduction de la famille à sa dimension nucléaire, retrait rapide de l'encadrement social assuré jusqu'alors, chacun de son côté, par l'Eglise et le Parti Communiste… Tout cela constituera le bouillon de culture dans lequel va se développer, à une vitesse foudroyante, un nouveau modèle associatif qui sera théorisé dès la fin des années 1970.

Mais le véritable déclencheur de la seconde mutation de la vie associative est à l'œuvre depuis de nombreuses années déjà. Il a déjà détrôné la circulaire, ou du moins en a changé la nature, lui apportant du texte pouvant couvrir plusieurs pages : c'est la ronéo, qui fera ensuite place à la photocopieuse.

Le duplicateur à alcool était connu depuis très longtemps ; mais ses médiocres performances n'ont jamais pu être améliorées, et son utilisation est restée confidentielle. En revanche, la ronéo dont la diffusion se fait au cours des années 1950 permet d'emblée à la plus petite des associations de dupliquer, à un coût modique, de véritables textes et donc d'envoyer à ses membres un véritable bulletin. Ce qui était annuel et limité aux associations riches devient mensuel et à la portée de tous. Nous sommes entrés dans une ingéniérie sociale toute différente : c'est le troisième âge, celui "du bulletin".

Quelle nostalgie ! Ces soirées interminables, passées à cogner comme un sourd sur la vieille machine à écrire pour bien percer le stencil, puis à tourner la manivelle, se faire gicler des flots d'encre grasse sur les doigts et les vêtements, retirer des paquets de feuilles de cet affreux papier buvard coincées en nombre entre les cylindres, puis assembler ces pages toutes plus ou moins tachées, plus ou moins imprimées de guingois… les voilà, les heures héroïques de la vie associative, les authentiques souvenirs du front !

A son tour, l'ère du bulletin s'achève. Comment appeler celle qui prend forme sous nos yeux ? L'ère de "la cyber-tribu" ? Je ne sais ; il est sans doute encore prématuré de trop la caractériser. Mais on en sent bien les contours : la transmission électronique a fait exploser le biotope favorable à la survie du bulletin.

Revenons aux origines ; chaque mutation a provoqué un mouvement de balancier entre l'association et son milieu environnant. La plume d'oie, ultra élitiste, traçait une frontière nette entre ceux qui savaient la manier et les autres ; c'était la "gentry" des clubs anglais, dotée d'un rituel d'adhésion très exigeant, conférant une appartenance forte.

A l'inverse, la circulaire ouvre sur un plus large public. Elle permet de s'étendre, de recruter ; l'idée conductrice n'est plus de sélectionner chez les pairs, mais d'accueillir, pour former et émanciper, puis de favoriser l'essaimage. L'admission perd sa valeur initiatique ; le cercle des membres se double d'une auréole aux contours variables, formée des amis des membres, des occasionnels : ce sont les "sympathisants", qui ne sont là que pour les grandes occasions, mais qui font le nombre, le succès, la visibilité de l'association.

Le bulletin marque au contraire un retour vers la femeture. Il n'a plus la logique de la circulaire, car il coûte cher à fabriquer. Même s'il reste très artisanal, c'est déjà une industrie, avec ses contraintes. Il faut du temps et de l'organisation. Il faut payer le papier, l'encre, la machine, le local... ou utiliser les installations d'une entreprise, d'une école, d'un syndicat, plus ou moins officiellement, plus ou moins clandestinement. Il faut donc des cotisations pour financer les dépenses, il faut une adhésion formelle pour manifester sa complicité avec l'appareil qui produit le bulletin. De là découle la nécessité de dessiner et de défendre des frontières ; on apprend vite à exclure, à scissionner, à excommunier.

La nature même du bulletin va bien dans ce sens ; on a la place d'écrire, de théoriser, d'y figer sa pensée. L'ère du bulletin est celle des appartenances exacerbées ; l'association devient le pouvoir du pauvre, et pour nombre de Présidents ou de simples militants, le déversoir de leur ego, la compensation de leurs frustrations personnelles ou professionnelles.

La cyber-tribu nous apparaît dès lors comme une réaction de liberté face à cette oppression du bulletin, comme un retour du balancier vers l'ouverture et le papillonnage.

Sur la Toile, on peut accéder à tout, sans payer de cotisation, on peut en sortir et y revenir librement, ne pas avoir à adhérer formellement, à s'engager ; on s'y constitue un univers de relations par affinités aux contours imprécis et sans cesse redessinés. On prend le temps de l'essai, de l'observation. Cela ne se traduit pas par une diminution du volume des activités ; mais celles-ci sont le fruit de coalitions de circonstance, non d'équipes stables et labellisées.

Je ne sais si c'est un bien ou un mal. Les choses trouveront peu à peu un équilibre que nous ne situons pas encore très bien aujourd'hui. Ce qui est certain, c'est que le discours associatif écrit à la fin des années 1970 apparaîtra de plus en plus décalé.