Mais à quoi donc sert l'Histoire ?
Il me semble que l'Economie Sociale souffre, du moins en France, d'un manque cruel de travaux historiques de qualité. Certes, il en existe ; mais ils sont trop rares, trop parcellaires, pour susciter un climat d'émulation, un appétit de connaissances. De fait, l'Économie Sociale ne perçoit et ne laisse percevoir son passé, ses origines et son évolution qu'à travers quelques représentations simplistes et quelques biographies convenues, toujours ressassées à l'identique. Rien n'y transparaît que de mornes litanies descriptives et de pauvres considérants (sic) disculpatoires, le tout formant un wagon ancillaire arrimé clandestinement en queue d'un train mythique nommé "mouvement ouvrier du XIXème siècle", lui-même décliné dans une langue de bois d'un archaïsme qu'on ne rencontre plus nulle part.
Je trouve cela affligeant. Quel dramaturge, quel romancier, quel cinéaste, voudrait se saisir de telles misères ? Or l'Histoire ne nous sert que si elle nous fait rêver et réfléchir. On en est loin ! Mais il est vrai que c'est toute l'Histoire qui est aujourd'hui sous les feux de la rampe. Il est question "de la rendre aux historiens". Fort bien, mais lesquels ? Qui aurait droit à ce label ? Et pour en faire quel usage ?
Des récentes polémiques qui ont secoué l'actualité il ressort une question centrale : les autorités politiques, ou des groupes de pression "faiseurs d'opinion", ont-ils le droit de s'approprier l'Histoire, de dire ce qui, dans le passé proche ou lointain, a été le Bien ou le Mal, doit être commémoré ou faire l'objet de repentances récurrentes ?
Mais ces questions-là ont toujours été. Depuis qu'il existe des États constitués, des historiens reconnus, des intérêts antagonistes, des vainqueurs et des vaincus, il en naît des héros, des légendes, des mythes. Et quand la propagande est servie par le sublime de l'Art, elle devient patrimoine universel. Nous sommes tous fils d'Homère, de Tacite et de la chanson de Roland.
Si certains historiens ont fait un réel effort d'objectivité, de rigueur ou d'impartialité, d'autres et non des moindres ont laissé apparaître, ou ont franchement assumé, leurs préférences partisanes. Nos références mentales les plus basiques reposent sur de pures affabulations. La légende de la Gaule de Vercingétorix a été une invention du Second Empire. Et la prise de la Bastille n'a jamais été un coup de tonnerre dans un ciel serein. La différence est peut-être que jadis, et même naguère, on passait vite l'éponge. La répression de la Commune fut terrible, mais l'amnistie survint vite, et une pleine réintégration la suivit sans drames.
Bien sur, il ne faut pas généraliser hâtivement, ni faire d'angélisme. On a vu de tous temps des haines inexpiables, des rancœurs transmises de génération en génération, des vengeances longtemps différées. Mais on n'était jamais allé jusqu'à instituer l'imprescriptibilité au cœur du droit – avec son corollaire dans les faits, la sanctification laïque de quelques-uns et des causes qui leur sont associées, sous peine de blasphème absolu.
Maints personnages de notre Histoire récente eussent été, vus par un Shakespeare, mis en scène dans toute leur complexité, laissant entrevoir leurs doutes, leurs hésitations, leurs faiblesses comme leur gloire, leurs espoirs, leurs calculs ou leur détresse, alors que nous ne les observons de nos jours que comme pétrifiés dans l'honneur ou dans l'indignité. Quelques phrases, quelques faits, quelquefois bien moins, ont suffi à décider pour eux du Ciel ou de l'Enfer, sans nuances ni recours.
A ce compte-là, il est clair que la décision peut bien revenir au politique. C'est lui qui choisira de baptiser ou de débaptiser une rue ou un monument. Et si c'est le politique, ce sera aussi, automatiquement, le groupe de pression social ou affinitaire qui veut en faire son instrument. Et l'Histoire toute entière sera ramenée à ce qu'est aujourd'hui l'Histoire de l'Économie Sociale : des phrases creuses prononcées dans une langue morte.
Sortons donc de cette malédiction, qui n'a rien de fatal. Le grand Voltaire nous en a indiqué magistralement le chemin ; voici ce qu'il écrivait au roi de Prusse en 1740 : Qu'importent au genre humain les passions et les malheurs d'un héros de l'Antiquité, s'ils ne servent pas à nous instruire ?
C'était pour accompagner l'envoi de sa pièce sur Mahomet...
ALors, que nous importent aujourd'hui les étapes de la vie d'une coopérative, si nous ne pénétrons pas au cœur des passions de ses fondateurs, si nous ne faisons pas nôtres leurs convictions, leurs errances et leurs illusions, si nous ne nous instruisons pas de leurs heurs et malheurs ? si nous n'y voyons pas s'affronter des êtres de chair et de sang, des âmes emplies de doutes et de certitudes ? si nous ne nous sentons pas conviés au grand théâtre de la Vie ?
Pour y parvenir, trois impératifs s'imposent : le talent, la recherche incessante de la vérité, et le pluralisme.
Le talent littéraire est indispensable. Un livre d'Histoire doit être captivant. Il doit nous charmer, nous entraîner, emballer notre imagination. Le charabia universitaire, les trissotinades académiques, les arguties d'école, tout cela est nul et non avenu.
La recherche de la vérité devrait aller sans dire, mais elle n'est qu'en le disant, en le martelant. Il faut sans cesse revenir aux sources et les vérifier ; que d'assertions reçues comme des évidences ne sont que des reprises passives de rédactions antérieures, erreurs grossières ou inventions pures que les répétitions successives ont érigé au rang de vérités incontournables !
Enfin le pluralisme n'est pas négociable. Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son : testis unus, testis nullus. Il faut en toutes choses que des interprétations différentes s'affrontent et s'offrent à l'arbitrage du lecteur. Il faut que sur chaque sujet une masse critique de travaux soit atteinte, que règne la diversité, au besoin vivifiée par la polémique.
Historiens en titre, autodidactes, amateurs et dilettantes, honnêtes hommes et hommes de goût (parmi lesquels une moitié de femmes s'impose !), toutes et tous sont conviés à la table de travail. Il n'y aura pas d'Économie Sociale vivante et conquérante sans une Histoire elle-même vivante et pleinement assumée.
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