Brave Dédé
Je n'ai jamais compris le respect empreint de vénération que beaucoup, y compris des amis que je crois être de bon sens, portaient à Henri Desroche. Avaient-ils vraiment besoin de se donner un tel Maître ? de se complaire à se dire ses disciples ? De quelle nature était donc l'emprise, quasi magnétique, que tous semblaient s'accorder à lui reconnaître ?
Je ne crois n'avoir rencontré qu'une seule fois Henri Desroche, dans son bureau de l'avenue Franco-Russe, et c'était il y a très, très longtemps. Je préparais alors un colloque sur Proudhon, et il figurait sur la liste des gens que l'on m'avait conseillé de solliciter. Je n'ai pas gardé de souvenir très précis de cette entrevue ; il s'était montré distant, un rien professoral ; courtois certes, mais distant. Il ne m'avait guère paru curieux de ce que je voulais faire, se contentant de me souhaiter bonne chance et de m'expliquer que Proudhon n'était pas son auteur de prédilection. J'ai également cru comprendre que, en bon parisien et en bon universitaire, il n'aurait envisagé de se déplacer dans ce trou perdu d'Arc et Senans que convié par une sommité et financièrement pris en charge.
Quelques années après débutait l'aventure de l'ADDES. Nous n'y avons jamais, à ma connaissance du moins, cherché à prendre directement langue avec Henri Desroche, mais c'était un nom qui revenait assez souvent dans les conversations. De temps en temps je retrouvais sa signature dans la RECMA. Je ne m'y arrêtais guère ; je n'y voyais que propos abscons, obscurs, amphigouriques en diable, comme un mélange de Lacan et de Barthes ; rien qui puisse m'attirer. J'imaginais l'auteur, tel un esthète sur son Aventin, tournant autour de son sujet comme le chat joue avec la souris. Non, vraiment, le "petit desrochien sans peine" n'était pas mon devoir de vacances.
Desroche disparut en 1994. Je n'en fus informé que quelques temps après, lorsque se posa le problème de la sauvegarde de l'imposante documentation qu'il avait amassée. Ma première réaction fut la surprise ; j'étais persuadé qu'il était mort depuis bien plus longtemps que cela. Et je me suis rendu compte qu'en fait je ne savais rien de lui.
Claude Vienney, dans sa grande pudeur, ne m'en avait jamais rien dit de précis, alors qu'on le considérait comme son continuateur attitré. Cela le faisait sourire, et il n'en révélait pas davantage. Merveilleux Claude Vienney, qui aura emmené avec lui dans l'autre monde tant de connaissances et d'intuitions, qui nous manquent si cruellement aujourd'hui !
Mais revenons à Henri Desroche. Ce n'est que très récemment que j'en ai appris un peu plus sur son histoire, et que je l'ai en moi-même baptisé "brave Dédé", doublon de la première syllabe, mais surtout acronyme de"dominicain défroqué". Personne ne m'avait en effet jamais laissé soupçonner auparavant cette provenance ecclésiastique, que je reçus comme un trait de lumière, l'explication de sa personnalité et de son cheminement intellectuel.
Certes, cela ne me le rendait pas plus sympathique. Les dominicains engagés, comme le fameux père Cardonnel, ou plus tard le redoutable Raguenès, le gourou des Lip, n'ont jamais été les idoles de ma jeunesse. Pas plus sympathique ; mais décryptable, enfin décryptable. Ce Desroche que je n'avais rencontré qu'une fois et qui ne m'intéressait en rien, devenait subitement accessible, humain. Ah, c'était donc ça...
Tout était devenu clair. Le jeune Desroche traverse et personnifie, comme tant d'autres, les brutales secousses qui ont traversé l'Eglise. Il appartient aux cohortes nombreuses, les dernières, celles qui feront les gros bataillons de l'armée de la retraite, cette débandade objective que chacun intériorisera de son mieux, pour ne pas être entraîné par le grand vertige de l'effondrement. Ils furent des centaines comme lui, témoins de l'irrésistible montée du marxisme, à la fois séduits et apeurés, jetés en masse sur la route ; seul leur nombre était en mesure de les rassurer. Car il ne peut y avoir ni dissidence, ni apostasie, dès lors que les esprits bouillonnent de concert, dans un mouvement vaste et débridé d'espérance évangélique, que les chemins s'ouvrent, que la terre semble toujours aussi ferme à mesure qu'on s'y aventure. Et Desroche fut parmi les plus aventureux. Trop pour pouvoir ensuite se reconvertir en catholique banalisé, conciliaire enthousiaste puis pratiquant tiédasse, comme tant d'autres ; entre temps, il y avait eu la mort de Staline, puis Budapest...
Ayant quitté Rome, et la voyant de moins en moins dans Rome, n'ayant pu rejoindre Moscou qui n'était plus qu'un rêve brisé, comment survivre ? Desroche ne changea pas de peau, ne se laissa pas séculariser de l'intérieur ; mais, s'accommodant en façade de son divertissement pascalien coopératif, il resta en lui-même déchiré, ambigu, feignant tantôt de dominer avec morgue, tantôt de s'amuser avec modestie.
Dans les "communautés de travail", ou d'habitat, objets premiers de ses recherches, il était trop évident que Desroche cherchait à identifier l'image de l'Eglise primitive, celle des catacombes, de la fraternité originelle des réprouvés porteurs du flambeau de l'espérance ; de là sa sublimation de l'engagement coopératif. Entre l'érudition, le témoignage, l'attente d'y voir plus clair dans ce vers quoi ira ce monde, il lui restait le Verbe, le verbe même vain et abâtardi, qui jamais ne se fera chair, mais qui est Verbe quand même.
Je comprends mieux son action éducative auprès des Africains ; oeuvre formelle, inutile, voire délétère, mais ô combien logique désormais. Je comprends mieux son refuge dans le raffinement sémantique : un péché d'orgueil, un grand péché même, mais si mécaniquement inscrit dans le cours de son existence. Je comprends mieux son attachement aux "pistes", ces fugacités du raisonnement historique ou idéologique, volatiles et éphémères, jetées comme des paraboles bibliques au bon vouloir d'exégètes putatifs.
Aurait-il pu être Joachim de Flore ? Ou Théodore de Bèze ?
Il fut Desroche, et il restera, au moins pour moi, le brave Dédé. Car c'est bien lui, lui qui certainement n'aurait guère eu d'atome crochu avec Charles Gide s'ils avaient été contemporains, qui a fait renaître le terme d'Economie Sociale. Il lui en sera beaucoup pardonné.
Après tout, les fameuses "pistes", c'est aussi comme cela que je procède moi-même, par la force des choses. Brave Dédé !
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