Economie Publique et Economie Sociale
Le CIRIEC est une institution blanchie sous le harnais, puisque sa création remonte à 1947. A cette date, son fondateur Edgar Milhaud n'est plus un jeune homme ; en effet, il est né en 1873, ce qui lui fait 74 ans. Et à cet âge, il enseigne toujours l'économie politique à l'Université de Genève, fonction qu'il occupe depuis 45 ans.
Ce Centre International de Recherche et d'Information sur l'Economie Collective naît donc de la volonté opiniâtre d'un intellectuel militant qui, sur ses vieux jours, entend parachever son œuvre par le lancement d'une structure de recherche et d'action d'un type original, conçue par lui et destinée à poursuivre son combat après sa mort.
Edgar Milhaud disparaîtra en 1964. Dans sa jeunesse, il aura fréquenté Jean Jaurès et de nombreux autres penseurs socialistes. Dès 1902, ce Parisien s'installe à Genève, qu'il ne quittera plus. Il y fondera une revue, les Annales de l'Economie Collective, et fera plusieurs missions pour le Bureau International du Travail.
Toute sa vie, Edgar Milhaud s'efforcera de penser et de favoriser un "Tiers Secteur" qui ne participe ni de l'économie de profit ni du marxisme. Il sera cependant parfois obligé, comme le CIRIEC plus tard, de se rapprocher du second pour bénéficier de son aile protectrice. Proche des idées coopératives, il s'en écartera néanmoins, préférant inciter la Coopération à se fondre dans une alliance plus large ; on peut le considérer comme le précurseur de nos actuelles régies municipales et autres sociétés d'économie mixte.
Le CIRIEC se veut à la fois une structure de recherche universitaire, un carrefour où dirigeants se retrouvent pour échanger leurs expériences et un groupe de pression – on dirait aujourd'hui un "think tank", expression que la commission de terminologie nous conseille de traduire par "laboratoire d'idées". Présent dans de nombreux pays, il aura traversé depuis bientôt soixante ans, en fonction des circonstances et des soutiens qu'il aura su mobiliser, une succession de périodes fastes et de vaches maigres. En France, la section a longtemps vécu grâce à l'appui des grands monopoles publics, EDF et SNCF notamment. En Allemagne, le CIRIEC s'est naturellement trouvé à l'aise dans le système bismarckien, refondé par Ludwig Ehrardt, comme un poisson dans l'eau du Rhin.
La section française avait adapté le terme "Economie Collective", qui sonnait trop comme "collectiviste", en "Economie Publique, Sociale et Coopérative", ce qui m'avait amené à la croiser à diverses reprises.
Je me souviens d'avoir, au cours des années passées, manifesté quelque scepticisme, et gardé quelque distance, vis à vis de ce CIRIEC en qui je voyais une vénérable organisation aux arcanes touffus, où l'économie sociale côtoyait l'économie publique à l'image de l'alouette dans le pâté de cheval. Qu'avait donc à gagner notre économie sociale à ce voisinage dominant, voire étouffant, des grands monopoles publics, des systèmes paritaires et des régies municipales ? Quel rôle pouvait-elle y jouer, sinon celui de sympathique faire valoir ?
Elle avait en tous cas beaucoup à perdre, pensais-je, tant en autonomie qu'en lisibilité. D'autant que l'attitude volontiers hégémonique et condescendante des représentants des grands mammouths publics n'avait rien pour apaiser mes appréhensions, et que, depuis la disparition de la FNCC, ils n'avaient plus aucun interlocuteur d'économie sociale de leur rang.
Mais j'ai changé d'avis depuis. Les circonstances ont changé, beaucoup changé. L'économie publique est partout brocardée, vilipendée, mise à l'encan ; après le trop d'honneur, voici venu le temps du trop d'indignité. Il y a place désormais, face au "tout libéral", pour une construction où économie sociale et économie publique se respectent et s'équilibrent tout en affirmant leurs spécificités, leurs différences et leur complémentarité. Mieux : l'économie sociale peut aider l'économie publique à se renouveler, à rafraîchir son image, à se départir de ses lourdeurs et de ses archaïsmes.
L'horizon est ouvert sur le plan intellectuel ; il l'est également sur le plan des hommes et des organisations. Compétitivité et mondialisation obligent, la SNCF ou l'EDF ne disposent plus de leurs budgets discrétionnaires d'antan. Elles les destinent plutôt à leur privatisation…
Plus profondément, je crois que le moment est venu d'une certaine "refondation". La voie est libre : une Economie Publique moderne, efficace et sociale est à inventer. Inventons-là !
L'action que je mène avec l'ADDES depuis plus de vingt ans pour que soit reconnue la nécessité de "compter" l'Économie Sociale afin qu'à son tour celle-ci puisse "compter" dans la société commence enfin à porter ses fruits. Je crois donc opportun de saisir ce moment pour renforcer nos relations avec le CIRIEC et contribuer à donner à celui-ci un nouveau dynamisme.
Il y a un précédent : le CIRIEC avait servi au Canada de lieu de rencontre naturel de tous les économistes de la coopération ; puis il s'y est naturellement diversifié vers les associations et les entreprises d'intérêt général. En Espagne, l'histoire est comparable. Avec notamment nos amis des CIRIEC belges et canadiens (en fait, wallons et québécois) et tous les autres qui nous rejoindront, nous avons de belles pages de réflexion et d'action à écrire dans les années à venir.
Gardons nous d'opposer Economie Publique et Economie Sociale ; certes, ce n'est pas la même chose, et il n'est pas question de les confondre ; mais aujourd'hui leurs intérêts convergent, et il faut savoir en tirer parti.