La CASA en AG
L'introduction en Bourse de la caisse centrale du Crédit Agricole s'est faite en Décembre 2001.
Depuis cette date, j'ai maintes fois entendu proclamer de façon péremptoire :
- Cette fois, c'est clair : ils ne font plus partie de l'Économie Sociale !
Parfois l'on ajoute :
- S'ils en ont jamais fait partie ! en tous cas, maintenant, la ligne rouge est franchie ! La Bourse, brrrr…. C'est rédhibitoire !
Je n'ai jamais partagé cette position intransigeante, d'une part parce qu'elle fait bon marché de la subtilité du montage juridique et financier qui conserve au groupe l'essentiel de ses racines coopératives, d'autre part parce que, pour de simples raisons d'opportunité, il me semble bon que l'Économie Sociale soit présentée, et perçue, comme un ensemble fort et puissant.
Et ce n'est certes pas en l'amputant gratuitement d'un poids lourd aussi significatif qu'on y réussira au mieux. La quête de la pureté tourne vite à l'obsession de l'épuration. Je hais cette fascination pour la pureté des principes, qui devient vite de l'intégrisme obtus et stérile. L'Économie Sociale a sans doute besoin de docteurs de la foi, mais certainement pas d'ayatollahs.
Ceci étant dit, je voulais en avoir le cœur net, et je suis allé cette année assister à l'assemblée générale des actionnaires du Crédit Agricole SA qui s'est tenue le 17 Mai 2006 à la Défense.
Dès 10 heures, la grande salle du CNIT est pleine. Mais elle n'est pas immense (autour de 1000 places, à première vue) ; rien à voir avec les assistances d'Air Liquide ou de Saint Gobain, qui remplissent le grand auditorium du Palais des Congrès, soit trois à cinq fois plus de monde.
C'est la cinquième AG depuis l'introduction, la première pour moi en tous cas. A l'entrée, toutes banderoles déployées, la CGT distribue des tracts que peu de gens gardent avec eux.
La toute première note est très écolo : les documents nous sont remis dans un sac plastique garanti biodégradable. Le papier utilisé pour le rapport d'activité provient de forêts certifiées. Le graphisme y est omniprésent, avec des images naïves de marécages verdoyants et pleins d'oiseaux.
René Carron, le Président des Présidents, attend, seul à la tribune. Il porte des lunettes. Sur toutes les photos de presse que j'avais pu voir jusqu'ici, il n'en portait pas…
L'ambiance semble a priori très typique du sociétariat de la France profonde. Guère de jeunes vraiment jeunes, mais pas de cette dominante grisonnante parisienne qu'on voit dans les autres AG ; manifestement, le public est davantage composé d'administrateurs, certes sans doute parmi les plus chevronnés, que de petits porteurs retraités venus en voisins.
Mais qui est actionnaire ici ? tout le monde cumule plus ou moins, sociétaires et a fortiori élus sont à la fois actionnaires, et porteurs de certificats coopératifs. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : 20 millions de clients, 5,7 millions de sociétaires, 1,2 million d'actionnaires individuels.
Un dernier coup d'œil à la documentation avant que la séance ne s'ouvre vraiment, avec le quart d'heure de retard habituel. On sent que la patte de la communication est passée par là. Certes on nous y parle abondamment de "valeurs mutualistes" et "d'ancrage dans le territoire" ; mais on y trouve aussi, à foison, toutes les locutions à la mode, du développement durable à l'entreprise socialement responsable, en passant par la non discrimination, les énergies renouvelables, la diversité et l'accès aux handicapés ; rien n'y manque. C'est l'auberge espagnole !
Nous commençons par un exposé à la fois très basique et un rien triomphaliste. Dans un monde où le capitalisme est roi, où tout se passe à la fois sur les cinq continents, où ne peuvent s'imposer que des entreprises géantes, voici qu'une fédération de banques régionales mutualistes se hisse au rang de grande banque universelle et internationale. Voici que dans la folle et impitoyable course au développement mondialisé, le décentralisé fait pièce au centralisé, le coopératif fait pièce au capitaliste. Et comment, ce miracle ? grâce à notre travail, grâce à notre audace et à notre savoir faire, et parce que nous n'avons pas oublié les valeurs de solidarité dont nous sommes issus et imprégnés. Applaudissements !
Propos hybrides, à mi-chemin entre ceux que peut tenir un grand patron médiatique comme le sont un Bernard Arnault ou un Bertrand Collomb, et ceux que l'on entend habituellement dans les assemblées des caisses locales. Entre les hymnes à la création de valeur pour l'actionnaire s'intercalent des boutades bien paysannes, des fioritures touchantes, vieux jeu et fleurant bon leur terroir, et cette camaraderie si typique de l'Économie Sociale. Aigre doux, ou sucré salé, comme on voudra ; manifestement, on goûte là un mélange inhabituel.
Voici qu'arrivent les commissaires aux comptes. Dans les AG "classiques", cet exercice obligatoire est réduit au minimum pour ne pas trop endormir l'auditoire et passer le plus vite possible aux questions. Mais, comme c'est obligatoire, que les formules y sont consacrées et immuables, les rapporteurs doivent faire des efforts méritoires de concision, voire d'humour ; rien de tel ici. L'Économie Sociale respecte à la lettre ce genre de rituel et lui accorde tout le temps nécessaire. Les élus y sont accoutumés. Tant pis pour les actionnaires ordinaires présents ; ils doivent subir tout le poids de cette logorrhée soporifique. Les valeurs mutualistes, c'est cela aussi : on est des gens sages, et avant les sucreries, on avale gentiment sa cuillérée d'huile de foie de morue.
Enfin, arrivent les questions tant attendues.
Certaines sont techniques, et les réponses sont nettes.
Ainsi de la CACEIS (Crédit Agricole / Caisses d'Épargne / Investors Services : c'est une filiale commune aux deux groupes, spécialisée dans la déposition / conservation. Si vous ne savez pas ce que c'est, je vous avouerais que, franchement, je ne le sais pas trop non plus). Donc, que deviendra la CACEIS une fois réalisée la fusion entre les Caisses d'Épargne et les Banques Populaires (qui s'est finalisée depuis) ? Eh bien, pas de problèmes, on se la partagera à trois. La taille critique n'en sera que mieux à portée de main. Et vive l'intercoopération !
Et la croissance externe ? quoi, et pourquoi faire ? C'est simple, explique René Carron. Le groupe ne peut plus progresser qu'à l'étranger. Dans la finance, il dispose des outils nécessaires. Mais dans la banque de détail, qui est son "cœur de métier", il ne peut que procéder à des acquisitions. Un trésor de guerre de cinq milliards a été constitué à cet effet. On étudie toutes les possibilités, mais tout est très cher, alors il faut être attentif et "sélectif". Après la Serbie, l'Ukraine, l'Égypte, le Crédit Agricole est prêt à faire d'autres emplettes dans d'autres contrées où les prix sont encore abordables. Et le sociétaire dans tout cela ? Quel intérêt trouvera-t-il à cet éparpillement ? C'est tout aussi simple : il aura le bonheur de savoir que sa banque est en bonne santé, puisqu'elle a un appétit d'ogre. CQFD !
Dans les semaines qui suivirent, on évoqua l'acquisition d'Alliance Leicester, une très grosse proie. Mais cela tourna court. Puis ce fut la banque grecque Emporiki, enlevée de haute lutte ces tous derniers jours. Des confetti de Crédit Lyonnais, plus ou moins gros, tombent ainsi dans l'escarcelle du grand loup coopératif.
Pourquoi alors laisser vierges les vastes espaces de l'Asie, de l'Amérique ou de l'Océanie ? René Carron retombe dans ses sabots de paysan : le bon sens près de chez nous ! Eh oui, le groupe ne pourra être efficace dans la banque de détail et y dégager des synergies que s'il opère dans des pays proches, géographiquement comme culturellement.
D'autres questions sont anodines. C'est ainsi dans toutes les AG.
- Le frère séparé Groupama ? qu'en savez-vous ? rapprochera, rapprochera pas ? Réponse : nous n'en savons rien. Demandez-leur !
- Je suis client du Crédit Lyonnais, j'ai eu bien du mal à obtenir ma carte d'admission. Pourtant c'est la même maison…
Réponse : la même maison ? Hum… voyons voir… et si vous mettiez plutôt vos titres au nominatif pur ? (Il faut savoir que les systèmes d'attribution des cartes d'accès aux AG connaissent partout des ratés, bien que les banques chargées de ces opérations soient grassement rémunérées. Il y a toujours des protestations, et je n'ai jamais entendu un Président répondre autrement qu'en bottant en touche. Quand il s'agit d'une AG de banque, l'arroseur arrosé n'en est que plus morveux).
Une dame se plaint que les visuels sont projetés en caractères trop petits pour être lisibles du fond de la salle. Dont acte : René Carron s'excuse. Il fera mieux son devoir de transparence la prochaine fois.
- Croyez bien, chère Madame, nous n'avons rien à vous cacher.
Enfin, il y a les questions qui fâchent. Les plus intéressantes.
Jean Laurent d'abord. Il est parti, ou il a été viré ? pour quelles raisons ? avec une indemnité de plus d'un milliard d'anciens francs, son logement de fonction maintenu, n'est-ce pas un bien gros cadeau ? René Carron est visiblement agacé. Il fait de son ancien numéro deux un éloge aussi appuyé qu'il sonne faux. Tout le monde a compris ; rien n'était trop cher pour se débarrasser de ce damné rival aux dents trop longues. Dans un empire coopératif il n'y a place que pour un seul chef ! D'ailleurs ces indemnités sont "dans le bas de la fourchette" de ce qui se pratique dans les plus grandes banques du monde.
Circulez, on vous dit, y'a rien à voir.
Puis un actionnaire prend la parole. Visiblement il n'est pas sociétaire, sans doute pas client non plus. Il se lance dans une argumentation d'inspiration hyperlibérale. Le groupe, affirme-t-il, aurait tout à gagner à devenir vraiment capitaliste, et à se donner un gouvernance de bon aloi. Car sur ses 18 administrateurs, 12 représentent les caisses régionales, 1 la caisse nationale, et 1 les salariés, cela en fait 14 qui ne sont pas indépendants, et il ne reste que 4 administrateurs pour représenter les actionnaires, 4 seulement sur 18, c'est un déni de démocratie !
René Carron cette fois explose. C'en est fini du discours policé du capitaliste à la gouvernance socialement responsable ; place à la noire colère du coopérateur.
- Il est indigne, vous m'entendez, indigne ! de mettre en cause la légitimité de nos administrateurs des caisses régionales ! Ils représentent les cinq millions de sociétaires qui les ont élus ! Et du jour où ils n'ont plus la confiance des sociétaires de base, ils sautent ! C'est dans nos caisses mutualistes que se vit la démocratie, la vraie, la seule, l'authentique !
Puis, plus posément, il remet les choses en place :
- Nous n'avons pas l'intention de changer. Les caisses régionales doivent rester majoritaires et elles le resteront. C'est notre assemblée générale qui décide. Il n'y a aucune obligation à ce que notre conseil d'administration reflète la structure de notre actionnariat.
Je buvais du petit lait. Le spectacle était exquis !
Eh oui, nous avons bien raison de maintenir le Crédit Agricole dans le périmètre de l'Économie Sociale… car il ne s'agit même plus d'économique. Ce qui marque la différence, infranchissable, est d'ordre culturel. Il me revient alors une phrase bizarre prononcée en début de séance : "Nous sommes ici en réunion publique, nous ne pouvons tolérer aucun propos injurieux ou diffamatoire…" René Carron jugeait nécessaire de préciser les choses : attention, nous ne sommes pas ici entre nous comme dans nos assemblées, c'est un exercice différent, il faut s'adapter.
Mais il est déjà 13 heures passées, on expédie rapidement le vote, car il faut aller déjeuner, et beaucoup de gens ont commencé à partir. Toutes les motions sont adoptées à plus de 99%, des scores de maréchal qu'on ne voit plus dans les sociétés "classiques" où il arrive que des pans entiers du capital s'opposent frontalement au conseil.
Dans le métro, je prends connaissance du tract de la CGT. Il y est question du malaise du personnel, soumis à des exigences toujours plus stressantes, inquiet pour son avenir, ballotté au gré de la restructuration des agences, dont on n'écoute guère les doléances ; et du malaise de la clientèle fidèle, qui voit se multiplier les automates, augmenter les tarifs de tous les services et disparaître l'un après l'autre les employés dont la présence habituelle et rassurante cède la place aux rotations échevelées. Les fabuleux bénéfices du groupe, au lieu d'être engloutis dans des rachats de banques exotiques ou distribués à des actionnaires cupides, ne seraient-ils pas mieux utilisés à augmenter le personnel et à bichonner les clients ?
Toutes choses fondées mais subjectives, qui peuvent s'arranger mais qui peuvent aussi menacer le lien sociétarial. Je le vois bien dans mon agence, où tout n'est pas rose tous les jours ; alors pourquoi ne pas en parler avec ces militants de la CGT ?
Je les appelle donc, je leur laisse mes coordonnées. Je leur fais part de mon intérêt pour l'Économie Sociale, cela les laisse de glace, mais sur les conditions de travail et la satisfaction de la clientèle, ils ne demandent pas mieux que de m'entendre. Ils me recontacteront donc sous peu, c'est promis. D'ailleurs, s'ils ont distribué des tracts, c'était bien pour cela !
Pendant un mois, je ne reçois rien. Je leur envoie un courriel de relance, puis de guerre lasse je les rappelle. Personne n'a eu vent de mon premier coup de fil ou de mon courriel, personne n'est au courant, personne n'a le temps : c'est bientôt les vacances !
Alors, tant pis pour la CGT.
Quelques temps plus tard, après des mois de travaux, de galère et d'hébergement provisoire, ma nouvelle agence flambant neuve est enfin inaugurée. Deux nouveaux conseillers sont venus rejoindre l'équipe. Tout le monde prenait son mal en patience, parfois ça râlait dur ; mais maintenant au milieu des sourires et des petits fours, tout baigne, tous les tracas sont oubliés, tout le monde est heu-reux. Même mes agios, conséquence fâcheuse d'un découvert uniquement dû au surmenage d'un employé qui avait tardé à me débloquer un prêt, m'ont été rapportés, avec des excuses.
Tout faux, la CGT !