Economie Sociale

Coopératives, Mutuelles, Associations, Fondations : Histoire, Statistiques, Gouvernance, Prospective...
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19 décembre 2005

Y croyaient-ils vraiment ?

Je viens de terminer un livre de Bernard Lavergne, dont le titre quelque peu péremptoire "La Crise et ses Remèdes" avait attiré ma curiosité. Et j'ai constaté que, s'agissant d'expliquer au lecteur rien moins que les lois de la marche économique du monde et ce qu'il conviendrait de faire pour que ledit monde fonctionnât mieux, celui qui a dirigé pendant de longues années la Revue des Etudes Coopératives n'évoque à aucun endroit, ne serait-ce qu'au détour d'un paragraphe, ni les principes de la Coopération, ni la contribution qu'ils pourraient apporter à la solution des crises économiques ou sociales.

Je me suis alors souvenu avoir entendu exprimer semblable reproche à l'encontre de Charles Gide. Après une brève vérification, ce n'est que partiellement exact ; çà et là, dans ses chroniques, ses Principes et son Histoire des Doctrines, Gide évoque bien la Coopération, mais toujours chichement, avec distance et mesure, plus comme une idée qui a jadis séduit certains que comme une voie ouverte pour des solutions d'avenir.

Mais il faudrait un Sainte Beuve pour nous restituer correctement Charles Gide aujourd'hui, tant ses écrits, même les plus anodins en apparence, sont chargés de sous-entendus, de calculs, de recherche d'influence. Et on ressort de leur lecture plus que circonspect devant les reprises hagiographiques qu'en ont faites ses épigones jusqu'à nos jours ; l'exégèse littéraliste de Gide, menée sans retour aux sources, c'est vraiment le crématorium de l'idée coopérative.

Soit ; mais revenons à Bernard Lavergne. Son livre, publié à l'automne 1938, mais écrit avant Munich, est un pamphlet furieusement libéral. Manifestement il ne voit pas l'imminence de la guerre, ou ne veut pas en tenir compte ; il fustige les mesures sociales du gouvernement Blum, et quand il condamne les dépenses publiques, il ne fait aucun sort particulier aux dépenses militaires. Il critique sévèrement le New Deal et fait chorus avec les penseurs classiques anglo-saxons ; sa conception du capitalisme fait une belle part à la rente, mais ignore autant l'innovation que le commerce international. Le seul épisode de la vie politique française depuis 1929 dont il fasse l'éloge, ce sont les mesures déflationnistes prises par le gouvernement Laval en 1935.

Tout cela est fort peu lisible aujourd'hui ; quelle qu'en soit la perversité, l'anachronisme nous impose sa loi d'airain. Pourtant l'ouvrage de Bernard Lavergne aurait pu, à moindres frais, rester intéressant aujourd'hui. Quand il condamne l'économie dirigée, celle du Gosplan comme celle du Docteur Schacht, pour clamer sa confiance dans l'initiative des producteurs et des consommateurs, il s'ouvre une porte royale pour parler de la Coopération ; il ne le fait pas. Quand il discerne la raison des cycles économiques dans les différences de psychologie collective entre les consommateurs, oscillant entre appétit et satiété, et les producteurs, soumis à la règle de l'accumulation continue, il s'ouvre une seconde porte royale sur la régulation coopérative ; il ne le fait pas non plus.

Faut-il donc jeter la pierre à ces glorieux pères fondateurs qui ne seraient au mieux que des schizophrènes, le matin ne jurant que par la Coopération seule voie rédemptrice d'une société injuste et inhumaine, l'après-midi ignorant jusqu'à son existence devant leurs pairs de l'Université, et au pire des profiteurs cyniques, mercenaires d'une Coopération qui leur accorderait un supplément de salaire et de position sociale en échange de quelques articles, mais sans jamais lui renvoyer l'ascenseur ?

Ne nous laissons pas aller à ces excès, car nous serions bien heureux, aujourd'hui, de disposer de la caution de sommités universitaires équivalentes en renom, quels que soient par ailleurs leur orgueil ou leur ingratitude. Il reste que je me sens fondamentalement étranger à ce modèle. Je défends la coopération, je défends l'économie sociale, et je le fais partout où je le puis, sans schizophrénie ni retenue. Et je n'en ai jamais tiré le moindre avantage, bien au contraire. Autre temps, autre mœurs…