Jacques Moreau tel que je l'ai connu
L'Harmattan vient de publier un petit volume d'hommage à Jacques Moreau, disparu en Janvier 2004. Je figure dans la liste des auteurs, mais à vrai dire je n'en suis qu'un relecteur, et encore très partiel, car le petit texte que j'avais destiné à cet ouvrage s'est perdu dans les échanges de courriels. Mon blog arrive à point nommé pour l'exhumer. Voici donc ce que j'écrivais, en Juillet 2004 :
Je ne puis apporter sur Jacques Moreau qu'un témoignage de "second cercle" : d'abord parce que je ne l'ai jamais côtoyé ailleurs que dans les cénacles de l'Économie Sociale, ensuite parce que, bien que l'ayant souvent approché, je n'ai eu avec lui que des relations déférentes liées à notre différence d'âge, et que je ne suis jamais davantage entré dans son intimité.
Il est beaucoup de choses de sa vie que j'ignorais et que j'ignore toujours, et dans les affaires dont nous parlions ensemble, beaucoup de tenants et aboutissants m'échappaient.
Deux scènes fortes me reviennent en mémoire.
Un jour (il était question de l'animation de la RECMA), je lui fis part de mon souhait de voir évoluer celle-ci vers une formule plus engagée, plus combative sur le front idéologique. Il me répondit qu'au contraire, il souhaitait y réunir des chercheurs, des personnes compétentes, dont justement la compétence devait être garantie par l'objectivité et la neutralité propres à toute démarche scientifique. J'insistai, bien que ce débat fût vieux comme le monde et notoirement sans issue, et tentai de lui faire valoir que tout chercheur est aussi un homme et un citoyen, pas forcément schizophrène, et qu'il ne faut pas le mutiler de sa dimension militante quand il en a une ; également, que la RECMA doit avoir un goût, une odeur, une personnalité, plutôt que de s'affadir dans une froide technicité commune à tant de revues, elle qui n'a pas d'autres moyens intrinsèques de s'en distinguer. Mais Jacques Moreau ne semblait pas m'écouter. Il n'ignorait pas que les chercheurs de haut niveau intéressés par l'Économie Sociale ne sont pas légion, et que ceux qui existent sont déjà dans le comité de rédaction de la RECMA. Il n'ignorait pas que l'Économie Sociale n'a guère les capacités d'attirer à elle les chercheurs de premier plan qui ont acquis leur notoriété dans d'autres disciplines. Mais c'était son idée, et il s'y tenait ; ce dont il avait besoin, c'était de savants. L'engagement, il en portait suffisamment en lui-même pour ne point avoir besoin de renfort.
Un autre jour, je suis venu lui parler de politique. Non pas de politique en général, mais des rapports de l'Économie Sociale avec le nouveau pouvoir. C'était au début de la seconde cohabitation, en 1993 ; on attendait la nomination d'un nouveau délégué à l'Économie Sociale, et la décision tardait. Jacques Moreau commença par m'avertir qu'il n'en savait pas plus que moi, puis, la conversation roulant sur les uns et les autres, il se dévoila quelque peu. A vrai dire, ce qui se tramait ou ne se tramait pas l'indifférait visiblement. Et pourtant, il connaissait bien le fonctionnement des cabinets ministériels ; mais autant il avait continué à les fréquenter lorsque ceux-ci étaient peuplés de ses amis de longue date, autant il s'en désintéressait dès lors qu'il n'y connaissait personne. Il avait acquis, les années passant, cette prudence tranquille qui fait la force du banquier. Il avait gardé ses amis, et il était certainement très fidèle en amitié ; mais un mur infranchissable s'était désormais dressé entre la politique et lui. A tel point qu'il s'amusait des jeux d'un tel ou d'un tel, au CNLAMCA ou ailleurs, voulant pousser un de ses protégés, et qu'il se félicitait avec une naïveté toute feinte d'avoir découvert, au sein d'une nouvelle majorité où il n'avait guère de repères, un parlementaire de l'autre bord partageant les valeurs de l'Économie Sociale avec autant d'enthousiasme que lui-même. "Et j'ai appris ensuite que c'était le Président d'un de nos comités régionaux, je n'en savais rien", m'avait-il confié en conclusion, dans un grand éclat de rire.
D'autres échanges, plus brefs, m'avaient confirmé dans l'idée que Jacques Moreau était un homme d'une grande générosité, qui donnait volontiers et abondamment, mais à qui il ne fallait rien demander. Je trouvais cela assez frustrant, car nos efforts pour faire avancer la statistique de l'Économie Sociale se heurtaient sans cesse à de nouvelles difficultés, et qui aurait été mieux placé que Jacques Moreau pour nous aider à les résoudre ?
Sans doute n'avais-je pas alors une juste appréciation de son attitude vis à vis de l'ADDES. L'ayant portée sur les fonts baptismaux, et lui ayant accordé un soutien qui ne s'est jamais démenti, il resta fidèle à son engagement de la laisser entièrement libre de ses décisions et de ne jamais interférer dans son fonctionnement, au point que je crus parfois qu'il s'en éloignait, s'en désintéressait. Il écoutait nos explications techniques d'une oreille distraite, nous assurant que c'était trop compliqué pour lui et qu'il n'y comprendrait jamais rien. En conséquence, je m'efforçais de me montrer chaque fois plus clair, plus convaincant.
Ce fut très utile pour moi, car cela me conduisit à perfectionner mon argumentation. Mais vis à vis de Jacques Moreau, c'était peine perdue. Il possédait bien entendu toute la finesse, toute la géométrie aussi, pour comprendre parfaitement ce que je voulais lui expliquer. Mais il ne voulait pas rentrer dans notre jeu. Lui, le banquier, nous avait donné sa confiance et nous la maintenait ; c'était désormais à nous de nous tirer d'affaire, à gagner les batailles, comme une SCOP à qui il aurait donné les moyens de se développer.
Vraisemblablement avait-il placé la barre trop haut, et peut-être d'ailleurs avait-il agi ainsi sans bien s'en rendre compte. Je n'étais pas loin de comprendre et d'assumer la position qu'il me suggérait, mais l'ADDES en tant que structure constituée en était incapable, et d'autres structures encore bien moins. Jacques Moreau avait trop d'ambition, trop d'exigence, pour l'Économie Sociale. Depuis la disparition prématurée de Michel Baroin, il était le seul à porter le flambeau à ce niveau. Les chercheurs ne lui ont pas apporté ce dont il rêvait, mais ses pairs non plus, à preuve l'impossibilité de réunir, malgré plusieurs années d'efforts, les fonds nécessaires pour créer une véritable Fondation de l'Économie Sociale. Malgré tout son entrain, il en conçut quelque fort légitime amertume.
Le caractère atypique de la personnalité de Jacques Moreau nous apparaît aujourd'hui d'autant plus clairement qu'il n'a pas laissé de fils spirituel. S'il a parfaitement assuré sa succession au Groupe Crédit Coopératif, dont l'actuel dynamisme sonne comme un constant hommage à sa mémoire, il n'a guère cherché de son vivant à s'entourer de disciples, à créer une école de pensée. Et cependant c'est bien à lui qu'on doit la pérennité des mots "Économie Sociale" dont la survie n'était nullement garantie, que ce soit en 1982 ou encore dix ans plus tard. C'est bien à lui que l'on doit des intuitions fortes - l'Économie Sociale sans rivages, l'Économie Sociale recours contre l'ultralibéralisme - qui sont autant de directions dans lesquelles il faut s'engager pour ne pas périr envasé dans la torpeur des idées molles et des routines consensuelles.
Je ne pense pas que Jacques Moreau eût aimé que l'on glose sur son "message" ni sur les meilleurs moyens d'en préserver l'esprit. Ayant eu la chance de l'approcher, je garderai le souvenir de sa bonhomie, de sa cordialité, de sa disponibilité, et la démonstration que, s'il existe de bons praticiens et de bons théoriciens, on peut être les deux à la fois, et que c'est bien mieux ainsi. Pour le reste, libre voie !
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